Devenu célèbre en 2003 avec Old Boy, deuxième volet de sa "Trilogie de la vengeance", Park Chan-wook représente pour beaucoup le chef de file d'un cinéma de genre sud- coréen. De Memories of Murder au plus récent The Strangers, les cinéastes coréens ont réussi à repenser le thriller, à faire cohabiter la violence et le burlesque, la tragédie et l'horreur dans ce qu'elle a de plus pure. Après un détour par l'Amérique avec Stoker, une relecture de L'ombre d'un doute d'Alfred Hitchcock, Park Chan-wook revient au pays. Cette fois-ci, il adapte Du bout des doigts, roman culte de Sarah Waters mettant en scène une histoire d'amour saphique dans l'Angleterre victorienne. Mais bien qu'inspiré d'un best-seller britannique, son film s'offre un nouveau décor. L'intrigue de Mademoiselle est ainsi déplacée dans la Corée des années 30, alors sous le joug de l'occupation japonaise. A quelques détails près, l'histoire, elle, est plus ou moins la même.
Un dandy se faisant passer pour un faux comte (Ha Jung-woo) engage Sookee (Kim Tae-ri), une voleuse hors-pair, pour devenir la femme de chambre d'une Japonaise issue d'une lignée de nobles, Hideko (Kim Min-hee), tenue à l'écart du monde dans un manoir par son oncle, un érotomane odieux et bibliophile. Pour Sookee, le plan est simple : il s'agit simplement de devenir la confidente d'Hideko et de la pousser dans les bras du comte. Mais l'attirance physique des jeunes femmes l'une pour l'autre va compliquer les choses.
Oubliant la violence et l'hystérie, Park Chan-wook offre avec Mademoiselle, son film le plus stylisé et le plus gothique. Surtout, le cinéaste coréen s'attaque à un sujet que beaucoup qualifieraient encore de sulfureux : l'amour lesbien. Le réalisateur ne censure rien, mettant en scène deux femmes qui s'aiment, se désirent, font l'amour avec une ardeur généralement réservée à l'écran aux couples hétérosexuels. Alors qu'on avait reproché à Abdellatif Kechiche les scènes de sexes peu convaincantes de La vie d'Adèle, tout comme l'hétérosexualité des deux actrices qui transparaissait à l'écran, Park Chan-wook met en scène une relation plus organique. L'érotisme est sublimé mais naturel. La relation amoureuse d'Hideko et de Sookee va rapidement devenir une échappatoire à la violence. Hideko est otage de son oncle, forcée de lire des ouvrages pornographiques à un public masculin qui se cambre de désir devant elle. Alors que la sexualité lesbienne au cinéma a longtemps été représentée comme une déviance ou une passade pour une héroïne hétéro en perte de repères, Park Chan-wook ose ici inverser les rôles. La sexualité masculine et l'idée que les hommes se font du désir féminin sont regardés avec une certaine ironie.
Interrogé par Jezebel, le réalisateur explique que son intention était de montrer "à quel point le male gaze peut être violent". Il raconte : "Hideko est une victime du male gaze et on voit à quel point cela a causé un traumatisme chez elle. Métaphoriquement parlant, les scènes où on la voit lire de la littérature érotique à des hommes peuvent être vues comme un viol collectif. C'est le vrai sujet du film, une histoire à propos de deux femmes qui se libèrent de la violence masculine, qui trouvent l'amour et font preuve d'une grande solidarité l'une envers l'autre".
Avec Mademoiselle, la représentation du lesbianisme au cinéma fait un grand pas en avant. Car si les femmes qui s'aiment à l'écran ont toujours existé – bien que pas nommées ou pas identifiées- les films grand public mettant en scène des femmes qui s'aiment ont longtemps été une denrée rare. On pourrait citer le sexy Bound, sorti en 1996, ou le plus que parfait Mulholland Drive (Prix de la mise en scène à Cannes en 2001). Mais c'est bien à partir des années 2010 que le saphisme est devenu un véritable sujet pour les cinéastes. La vie d'Adèle en 2013 et sa Palme d'or historique, le succès critique de La belle saison de Catherine Corsini (2015), le casting trois étoiles de Carol qui offrit un Prix d'interprétation féminine à Rooney Mara au Festival de Cannes 2015, le poignant et ultra indé Free Love, également sorti en 2015, et aujourd'hui l'arrivée de Mademoiselle... Longtemps cachées, les lesbiennes seraient-elles devenues tendance ? Mieux, sont-elles en passe de devenir les nouvelles muses du septième art ?
Pour Brigitte Rollet, chercheuse et spécialiste des questions de genre et de sexualité au cinéma, les lesbiennes ont mis du temps à trouver leur place sur grand écran car "elles ne sont pas dans la séduction de l'homme" et donc, "n'attirent pas nécessairement les décideurs et les producteurs". Si aujourd'hui elles apparaissent dans des films mainstream, c'est parce que le cinéma a besoin de se renouveler et va donc chercher de nouveaux héros (ou héroïnes). Mais si intégrer les lesbiennes à des récits est une avancée positive, Brigitte Rollet voit aussi là-dedans "une instrumentalisation des minorités, qu'elles soient ethniques ou sexuelles. On repense des grands récits et des genres cinématographiques en modifiant la donne. Avant, c'étaient les femmes qui servaient de renouvellement narratif, aujourd'hui ce sont les lesbiennes. Ces personnages sont mis en avant parce que c'est aussi une question de business. C'est intéressant de voir que certains films qui, à une époque, auraient été diffusés dans des festivals spécialisés, sont à présent diffusés dans des festivals généralistes".
Si les homosexuels sont plus représentés à l'écran, reste aussi le problème de l'identification. Longtemps, les personnages lesbiens du cinéma et de la télévision finissaient par connaître un tragique destin. Et si les choses ont évolué, leur représentation est encore parfois problématique. Ainsi, début 2016, la série pour ados The 100, soulevait une vague d'indignation en tuant Lexa, un personnage ouvertement lesbien. Jugé progressiste, le programme a néanmoins ajouté Lexa à la liste extrêmement longue des héroïnes lesbiennes mortes, au grand dam des associations et du public LGBT.
Il y a bien une multiplication des lesbiennes à l'écran, leur représentation est de plus en plus politiquement correcte, mais certaines choses coincent encore. Brigitte Rollet acquiesce : "Ce n'est pas parce que vous avez plus de personnages gay et lesbiens qu'ils vont gagner en qualité. (...) Cela reste des personnages avec lesquels le public ne va pas pouvoir forcément s'identifier. En tout cas, leur style de vie n'est pas présenté comme une option. C'est très rare de trouver des films, dans lesquels, finalement, on pourrait lire l'épilogue comme une façon d'accepter ou de légitimer un mode de vie différent".
Autrefois quasi absente de la pop culture, l'héroïne lesbienne s'est peu à peu fait une place. Mais attention, la lesbienne du cinéma et de la télévision grand public est aussi très stéréotypée, c'est-à-dire féminine et glamour. Brigitte Rollet indique : "Glamouriser la lesbienne est une façon d'attirer un public plus large et de ne pas rester dans un cinéma militant. C'est surfer sur la vague. Mais les femmes qui n'ont pas besoin d'un homme, y compris dans un lit, ça reste compliqué à montrer". S'il y a bien eu une évolution, la question de la sexualité entre femmes continue de faire peur. L'universitaire et critique Iris Brey (également auteur de l'essai Sex and The Series : sexualités féminines, une révolution télévisuelle), confirme :
"Un film comme Carol, qui raconte une histoire d'amour entre deux femmes, n'ose pas représenter l'amour entre elles. Du coup, on a une scène extrêmement furtive où Cate Blanchett se dénude et dénude Rooney Mara. Mais il y a un cut, on ne voit rien. Quand j'ai vu le film au cinéma, je me souviens de m'être dit qu'il y avait une avancée. On a deux héroïnes lesbiennes et ça ne se finit par avec des meurtres ou dans la tragédie. Mais je m'étais dit aussi que la sexualité n'était pas montrée. Et je pense que c'est encore une vraie question. Quand on voit La vie d'Adèle, il y a des gens qui ont dit que ce n'était pas une représentation réelle des amours lesbiennes. Donc je pense qu'il y a encore quelque chose qui se cherche".
Quand la sexualité lesbienne n'est pas cachée, elle est carrément gommée. Récemment, le film La Danseuse (présenté à Cannes) a créé un tollé. Inspiré de la vie de la danseuse Loïe Fuller, le premier long-métrage de Stéphanie Di Giusto a choisi d'invisibiliser totalement la sexualité de son héroïne, une femme lesbienne qui a vécu auprès de sa compagne Gabrielle Bloch durant de longues années. Un révisionnisme qui a scandalisé les associations LGBT, d'autant plus que la réalisatrice a intégré une histoire d'amour hétérosexuelle à la vie de l'artiste. Iris Brey se désole : "C'est quand même étrange. Non seulement la sexualité de Loïe Fuller est effacée, mais en plus, celle qui l'interprète – Soko – est ouvertement bisexuelle. Le cinéma a du mal à s'emparer de cette question". Pour Brigitte Rollet, "ce film va attirer un certain public tout en le trompant sur la marchandise".
Avec Mademoiselle, Park Chan-wook joue les bons élèves. Ses héroïnes vivent une passion dévorante, comme pourrait le vivre un couple hétérosexuel. "Montrer les lesbiennes en les normalisant, c'est une bonne idée, estime Iris Brey. Par exemple, dans Réparer les vivants (en salles le 1er novembre), il y a un personnage lesbien, et ce n'est pas présenté comme une révélation. Habituer le spectateur à ce que deux femmes puissent s'aimer sans que ce soit quelque chose qui doive être justifié ou expliqué, c'est peut-être un moyen de faire évoluer les mentalités. Ça, on y arrive dans les séries, mais au cinéma c'est plus long à se mettre en plus. Il y a du positif mais on n'y est pas encore. Montrer deux femmes amoureuses, c'est une chose. Montrer deux femmes amoureuses qui ont une sexualité, c'est encore autre chose".
Si les lesbiennes sont effectivement mieux représentées à l'écran, il y donc encore beaucoup de boulot, tant au niveau de la sexualité que la diversité ethnique. Difficile de parler de nouvelles muses du septième art donc. Mais Brigitte Rollet reste optimiste : "On sent qu'il y a un mouvement. Et j'aime à pense que ça ne peut gagner qu'en intensité".
Mademoiselle, de Park Chan-wook, sortie le 1er novembre 2016, avec Kim Min-hee, Kim Tae-ri, Ha Jung-woo, Cho Jin-woong, durée : 2 h 25