Iris Brey : Il y a deux choses qui sont rentrées en compte. D'abord, j'ai fait ce choix parce que je trouvais qu'en France il n'y avait pas grand-chose. Il y avait beaucoup de séries européennes qui m'intéressaient comme The Bridge (Bron) où on a un personnage féminin qui a une sexualité très intéressante, ou bien The Honourable Woman, une série britannique avec Maggie Gyllenhaal. Mais comme j'ai décidé d'analyser les séries comme objet culturel, ça me paraissait essentiel de délimiter mon champ d'étude pour pouvoir vraiment faire une étude approfondie. J'analyse la série comme un objet qui est dans un temps social et historique très précis, et partir sur un autre continent qui n'a pas les mêmes valeurs et les mêmes stéréotypes, finalement ça n'avait plus de sens. Et comme j'essaie vraiment de travailler autour de ça, j'ai vraiment voulu me baser uniquement aux Etats-Unis.
I.B. : Je pense qu'en France on a beaucoup de retard. Pas qu'un seul train même. Je viens de regarder le premier épisode de la série Marseille, et j'ai trouvé ça absolument consternant vis-à-vis de la représentation de la sexualité féminine et des personnages féminins en général. On en est encore aux clichés des années 90 et c'est juste plus possible de voir des choses comme ça en fait. Je ne comprends même pas que ce genre de chose passe encore. Bon, je n'ai regardé que le pilote et peut-être que ça s'affine par la suite, c'est difficile de juger une série sur un seul épisode. Mais ce qui me paraissait intéressant avec les Etats-Unis, c'est que justement, on est dans une culture très contrastée avec un puritanisme extrême, mais ou en même temps, c'est là qu'on voit les choses les plus novatrices. Du coup, comme objet d'étude, les séries américaines c'est très complexe, vaste, et ça va beaucoup plus loin qu'en France.
I.B. : Effectivement, je pense qu'on peut utiliser le mot peur. Il y a une terreur autour de la sexualité féminine qui est très forte. Et c'est une terreur qui est double à mon sens. D'une part, c'est lié à un manque de connaissance : quand on ne connaît pas quelque chose, on en a souvent peur. D'autre part, je pense que nommer quelque chose, c'est lui donner une existence, et donc un certain pouvoir. Je pense que l'idée du pouvoir sexuel de la femme c'est quelque chose d'encore extrêmement tabou dans notre société aujourd'hui.
I.B. : Pour moi, ce n'est une liste de choses qu'une héroïne devrait avoir pour faire bouger les choses. Si elle a une sexualité, c'est déjà novateur. C'est-à-dire qu'on implique dans la création d'un personnage sa sexualité, que ça existe, que ça fasse partie intégrante de sa trajectoire, du scénario etc. Déjà, je trouve ça très novateur. Parce que souvent, encore dans la plupart des séries, les personnages ont une libido, et ça se résume parfois à quelques scènes de sexe. Mais ce n'est pas la sexualité. Avoir vraiment une sexualité qui est changeante, qu'on explore, qu'on fasse des erreurs, qu'il y ait une espèce de parcours, c'est quelque chose que l'on voit encore très rarement encore à la télévision.
I.B. : Déjà, je pense que Sex and the City a joué un grand rôle en racontant la sexualité des personnages dans tous les épisodes. Ça, ça dit quelque chose. Même si les héroïnes restent dans leurs quatre archétypes, on voit Charlotte aller vers des expériences un peu plus folles etc. Donc on voit quand même une vraie trajectoire, on les voit évoluer, et c'est intéressant. Après, je pense que dans la génération des séries 2010 comme Girls ou Orange is the New Black, ce qui moi m'intéresse, c'est qu'on voit en plus des personnages féminins qui font des erreurs, qui sont vulnérables, et qui sont pas du tout stéréotypés, ou en tout cas qui sortent des archétypes qu'on pouvait avoir en 1998 dans Sex and the City. Et c'est pour ça que j'ai eu envie d'écrire ce livre à ce moment-là. C'est parce que j'ai trouvé qu'il y a vraiment quelque chose de novateur qui s'est fait à partir de 2010, ou autour de ces années-là en tout cas.
I.B. : Je pense qu'effectivement, c'est quelque chose de très marquant. Ce qui m'intéresse là-dedans c'est que j'ai l'impression que l'articulation d'un discours queer - qui passe aussi par la théorie queer et donc par l'écriture de ces textes dans les années 90 et 2000 et qui ont été enseignés aux Etats-Unis – est maintenant visible à la télévision. Et ça, ça me fascine. La transmission d'un champ universitaire en quelque chose de visuel, c'est novateur. Je pense notamment à la série Transparent, qui parfois est presque dans la citation de Judith Butler (philosophe féministe américaine, ndlr), qui déconstruit ce que c'est que le genre et la performance du genre.
Dans un de ses textes, Judith Butler dit qu'à partir du moment où le médecin sort l'enfant à la naissance et dit "C'est un garçon" ou "C'est une fille", cette première parole marque le début de la construction du genre. Et ça, Jill Soloway (la showrunneuse de Transparent, ndlr) le fait. Elle le met en scène pour qu'on comprenne ça. Et quand ce genre de chose arrive à l'écran, moi ça me donne des frissons. C'est brillantissime et je pense que ça peut faire changer beaucoup de choses. Parce que si on n'a pas accès à ces textes-là, si quelqu'un ne nous les enseigne pas, si on ne sait pas où les trouver, et bien les séries sont là. Elles sont plus accessibles et tellement plus universelles que je pense que ça peut faire évoluer les choses profondément.
I.B. : En France, on a pas mal de retard. Mais il faut savoir que les textes enseignés aux Etats-Unis ont été récemment traduits en français. Donc ça évolue, mais ça évolue très lentement. Puis je pense qu'en France aussi, il y a eu tout ce truc autour de la traduction de "gender studies" qui est devenu "théorie du genre" comme si c'était un gros complot pour tous vous anéantir (rires). Ça dénote d'une vraie peur de déconstruction du genre. On reste un pays très crispé autour de ces questions-là. Même le mot féminisme est presque encore tabou, alors qu'aux Etats-Unis c'est quelque chose qui a été vraiment revendiqué. Et le plus intéressant dans tout ça, c'est que les "gender studies" et "queer theories" sont des textes qui se basent sur des Français. Ce sont des relectures de Michel Foucault, de Jacques Derrida et de Jacques Lacan, des relectures de grands penseurs français. C'est un héritage que l'on a perdu et que ce sont réappropriés les Américains en le poussant beaucoup plus loin.
I.B. : Rien n'est acquis. En faisant de la recherche pour mon livre autour de personnages lesbiens, c'était assez frappant de voir à quel point ces mêmes personnages étaient utilisés comme un petit twist narratif ou pour faire monter un peu l'audimat avec une scène un peu hot. Mais avoir à l'écran des personnages de lesbiennes qui ont une histoire d'amour, qui sont présentées sur le long terme et qu'il n'y en ait pas une des deux qui meurt immédiatement, c'est très, très rare. C'est hallucinant quand même ! Ça dénote d'une peur et presque d'un inconfort. Comme si on pouvait les inclure mais pas totalement. Et c'est pour ça que la série Buffy contre les vampires est passionnante : avoir des personnages de lesbiennes qui s'établissent d'abord comme un couple qui s'aime, après il y a le baiser qui arrive et qui révèle vraiment leur sexualité. Ça va même assez loin dans leurs tours de magie, il y a des scènes extrêmement érotiques. Tout ça alors que c'est une série pour ados ! Je trouve que ça va quand même très loin et on ne s'en rendait pas compte à l'époque. Aujourd'hui, Buffy, du point de vue des personnages LGBT, c'était vraiment révolutionnaire.
I.B. : C'est vrai. Mais de toute, il y a toujours une espèce de double discours dans ces séries-là. Souvent, la sexualité féminine reste punie. S'il y a un acte, il faut en avoir honte. Mais je pense que les ados aujourd'hui regardent plein de choses différentes. Ils n'ont plus du tout le même rapport aux séries que ma génération, où on regardait ça en rentrant de l'école à la télévision à des heures fixes. C'était un épisode par jour et ça nous accompagnait au fil de notre année scolaire. Là, j'ai l'impression qu'il y a tellement une multiplication de séries et une multiplication de façon de les regarder que je pense que les adolescents vont chercher ce qu'ils ont envie de voir.
I.B. : Mon éditeur m'a poussé à revoir Dawson et j'y allais un peu en traînant les pieds, en me disant qu'il ne se passait rien dans cette série et qu'on n'y évoquait surtout pas la sexualité féminine. Et quand j'ai revu le pilote, je me suis rendue compte qu'il était extrêmement chargé en références sexuelles tout en répétant des stéréotypes très, très forts. J'ai vraiment trouvé ça hallucinant. Je me suis dit que moi, adolescente, je n'aurais pas compris la moitié des références mais que ça aurait quand même eu un impact sur la manière dont je percevais les personnages. Et c'est vrai que ce personnage de Jane, de la blonde new-yorkaise qui a un passé très trouble... je me souviens que lorsque j'étais ado, je pensais qu'elle avait fait des trucs vraiment horribles. Et quand tu regardes la série aujourd'hui, tu te rends compte qu'elle a juste couché avec deux mecs et qu'elle a bu deux vodka pomme (rires). Donc Jane c'est vraiment la putain. Elle est presque diabolisée, elle est vue comme dangereuse. Et faire passer ce message-là à travers ces personnages, montrer cette vision vraiment unilatérale, c'est très dangereux. Mais bon, les séries font ce qu'elles veulent. Ce sont des oeuvres d'art et les créateurs disent ce qu'ils veulent. C'est à nous après de les analyser et de voir ce qu'on a envie de voir.
I.B. : Je pense que c'est un énorme problème et je n'ai pas de solution. Mais ce qui me paraît vraiment intéressant, c'est de voir que les réseaux sociaux s'emparent de ces scènes de viol quand elles ne sont pas montrées comme telles, pour le dénoncer. Ça, c'est quelque chose qui n'existait pas avant et qui est absolument fascinant. Avant, toutes les scènes de viol qui étaient en dehors des séries policières étaient totalement passées sous silence. Maintenant, les scènes de viol qui ne sont pas montrées comme telles, à l'image de Game of Thrones, ont de telles répercussions sur les réseaux sociaux – qui finalement s'emparent de ce silence et qui redonnent la parole aux personnages de fiction – je trouve que c'est quelque chose d'extrêmement intéressant.
Tout le monde apprend beaucoup plus grâce à ça, grâce à ces réactions-là. Du coup, les téléspectateurs apprennent à avoir un regard critique sur ces scènes-là alors qu'avant on ne l'avait pas. Si personne ne te dit : "ce que tu es en train de regarder c'est une scène de viol et en plus t'es un peu excité en le regardant parce que c'est filmé comme un acte érotique, mais t'inquiètes pas, tout va bien se passer", comment avoir les codes ? Là au moins, on a conscience de ce qui est en train de se produire, de l'impact politique que peuvent avoir ces scènes-là. Et je pense qu'il y a d'autres séries qui montrent vraiment le viol comme une violence, et ça c'est très novateur. Je pense notamment à Orange is the New Black qui consacre plusieurs épisodes à un de ses personnages féminins qui se fait violer dans un flashback puis dans la prison et qui n'arrive pas à mettre de mots là-dessus. Et c'est grâce à l'aide d'une autre détenue qu'elle se rend compte que les hommes n'ont pas le droit de faire ça, que c'est un viol. Et c'est passionnant de voir une conversation autour du consentement dans une série.
I.B. : Tout à fait. On ne peut absolument pas séparer le fait qu'il y ait des femmes aux postes de scénaristes, de productrices et de showrunneuses du fait que les personnages féminins progressent, et même montent en puissance. Alors bien sûr, ces femmes restent minoritaires, on compte par exemple seulement 29% de femmes scénaristes à la télévision américaine et très peu de réalisatrices. Il y a donc encore du chemin à parcourir. Malgré tout, la plupart des séries que je cite dans le chapitre 4 sont réalisées ou produites par des femmes. Il y a certains hommes qui se démarquent, comme les frères Duplass qui ont fait des choses intéressantes avec Togetherness, mais celles qui font des choses révolutionnaires, pour moi, ce sont les femmes. Ça commence avec Shonda Rhimes dans les années 90, puis ça continue avec Jenji Kohan, Lena Dunham, Jill Soloway, les soeurs Wachowski...
I.B. : Pour moi, Shonda Rhimes c'est vraiment la personne qui a fait le plus bouger la série télé. Il y a beaucoup de mépris pour toutes les séries diffusées sur les gros networks. Et il y a d'ailleurs un mépris très français. Les gens se disent que puisque ces séries sont populaires, puisqu'elles sont faites par des femmes, puisqu'elles sont regardées par des femmes, on ne devrait pas les regarder comme des objets culturels qu'on pourrait analyser. Mais au contraire, ce sont ces séries qui montrent le plus de personnages noirs, latinos et LGBT. Et quand on a des séries sur HBO qui sont soi-disant narrativement géniales mais dans lesquelles on n'a pas un seul personnage noir et qu'on est encore dans un club de mecs de 50 ans, blancs et qui ont du pouvoir, on peut se dire que c'est hallucinant que ces avancées se fassent en fait sur ABC avec Shonda Rhimes, avec des séries qui ouvrent notre imaginaire et reflètent en plus une réalité sociale.
I.B. : Le tabou qui personnellement m'a le plus dérangé pendant que j'écrivais mon livre, c'est de voir qu'il n'y avait absolument pas d'inceste père-fille dans les séries. Ça m'a profondément perturbée. Je suis entrée en contact avec plusieurs organisations américaines pour avoir des chiffres parce que je voulais vraiment creuser la question de manière sociale, et après vérification, l'inceste père-fille est le plus récurent. Et pourtant, c'est celui qui est le moins représenté dans les séries télé. Pourquoi ? Parce que je pense qu'on touche au secret et au pouvoir patriarcal de manière trop frontale lorsqu'on s'attaque à ce tabou-là. C'est-à-dire que si on s'attaque à la toute-puissance du père, à mon avis on démantèle tout le patriarcat. Socialement c'est encore autre chose, mais dans l'imaginaire des séries, de pouvoir représenter cette horreur-là, c'est lui donner une réalité. C'est dire : on arrête l'omerta et on parle de quelque chose qui est très, très grave. Les séries n'arrivent pas encore à le faire, peut-être parce que c'est trop tabou, peut-être parce que ça renvoi à des violences qui sont trop profondes. J'ai l'impression que c'est un peu comme le viol. Ça fait partie de la réalité de beaucoup de femmes et on a mis beaucoup de temps à représenter cette réalité en dehors des séries judiciaires.
Et je pense que l'inceste fait partie de la vie de certaines femmes et de certains hommes, mais que ce ne soit pas représenté ou qu'on aille toujours vers des incestes adelphiques (frère-soeur) ou entre mère et fille, qui sont pourtant extrêmement rares dans les chiffres, je trouve que ça dénote un point d'aveuglement de nos sociétés, c'est une peur très profonde. Sur quelque chose de plus léger, je pense que le sang des règles et ce qu'on appelle le period sex (sexe pendant les règles, ndlr) sont des choses encore très peu montrées. Une femme qui a ses règles, c'est une femme qui n'ovule pas, donc qui ne peut pas tomber enceinte, et qui donc couche avec un homme pour son plaisir uniquement. Et montrer ça, c'est encore très tabou. On revient à quelque chose d'extrêmement puritain autour du corps de la femme. Le sang des règles représente une peur dans l'imaginaire commun.
Sex and the Series : sexualités féminines, une révolution télévisuelle, Soap Editions, 240 pages, 18,90 euros