Terrafemina : La revanche du clitoris est sorti en 2008 et a été victime de son succès, si bien que jusqu'à présent, il était épuisé. Il ressort ces jours-ci avec une nouvelle préface et bien sûr la question se pose : est-ce que le clitoris a eu le temps de prendre sa revanche en 8 ans ?
Maïa Mazaurette : C'est une question compliquée ! La pop-culture va vite, les habitudes beaucoup moins. Donc dans les représentations, j'ai l'impression qu'il y a eu de réelles prises de conscience. On le voit dans l'art. On le voit dans les sextoys qui sont moins pénis-centrés. On le voit dans l'éducation sexuelle avec par exemple des applis pour smartphones qui permettent d'apprendre à toucher le clitoris. Il y a aussi la mode de la méditation orgasmique et un gourou comme Tim Ferriss qui va sortir un chapitre incroyablement détaillé sur la question dans son dernier bouquin sur la productivité physique. Disons qu'il y a un faisceau de petits phénomènes - mais c'est peut-être aussi parce que moi, j'ai le nez dessus ! Oui. Je suis souple ! Ensuite, quand on regarde les pratiques, les scripts sexuels : ce n'est pas qu'on zappe les caresses ou les cunnilingus, c'est juste qu'ils sont toujours des préliminaires. Le clitoris reste un avant-bouche, un accessoire. On n'y est pas encore.
Terrafemina : Pensez-vous qu'aujourd'hui encore, "jouir par la pénétration reste une obsession" pour les femmes ?
Maïa Mazaurette : Absolument. Culturellement on n'est pas sorties de là - non que les représentations des films ou des séries ignorent totalement le plaisir clitoridien, mais qu'il continue de rester une plateforme vers le plaisir vaginal. On peut difficilement blâmer les femmes pour cette obsession, d'ailleurs. Le vagin est perçu comme plus convivial, si je peux m'exprimer ainsi : les deux partenaires ont du plaisir en même temps - ce qui est conforme à l'idée qu'on se fait de l'amour, encore plus que du sexe. En plus, quand 99% des images sexuelles auxquelles ont est exposées se cantonnent à ce plaisir-là, il faudrait faire preuve d'une sacrée résilience pour être tout à fait imperméable à la norme.
TF : Vous consacrez un chapitre très intéressant à "l'obligation de jouir en même temps" qui est presque considérée comme une norme alors qu'il est presque impossible de déclencher un orgasme à un instant bien précis. Pour jouir heureuses, les femmes doivent-elles être un peu plus égoïstes sous la couette ?
M.M. : Complètement, mais sans les culpabiliser ! Elles sont les premières victimes de représentations millénaires, elles ont déjà dix mille injonctions à gérer, on ne peut pas arriver en disant : "Bon alors les gonzesses, vous allez être égoïstes, ok ?" - alors que l'idée de l'amour qu'on leur inculque est complètement sacrificielle. On dit : le couple, c'est le compromis. On dit : il faut prendre du plaisir à donner du plaisir. S'il faut en plus se prétendre égoïste, alors qu'on n'a pas été élevée comme ça... il y a de quoi devenir schizophrène ! C'est la représentation qu'il faut changer, pas les femmes.
TF : D'après un sondage Ipsos réalisé pour Psychologies Magazine en 2014, 64% des femmes ont le sentiment qu'elles peuvent parler librement de "leur jouissance" avec leur partenaire. C'est bien ou encore loin d'être assez selon vous ?
M.M. : Ce n'est pas ridicule mais non, ce n'est pas un bon score. Mettons de côté la jouissance : ça fait moins de deux-tiers des femmes qui peuvent parler librement de quelque chose qui les préoccupe, à un partenaire qui partage cette préoccupation. Au troisième millénaire. Mais une fois encore, attention à ne pas tout remettre sur le dos des femmes. Pour parler librement à quelqu'un, il faut que cette personne soit prête à entendre. On vit toujours dans une culture sexiste. Le chiffre d'un tiers des hommes qui ne prennent carrément pas les femmes au sérieux, que ce soit au sujet du sexe ou de l'argent ou de la politique, ça ne me semble pas surprenant... ceux-là, on va avoir du mal à les convaincre. Et ils n'écouteront pas.
TF : Vous évoquez aussi le porno féministe qui "reste confidentiel en Europe". Depuis, de l'eau a coulé sous les ponts on va dire, et on a l'impression que le porno féministe est justement enfin en train de gagner en popularité, d'être médiatisé, et osons-le, d'être regardé. C'est juste une impression, où en tant que sexperte, vous sentez cette avancée ?
M.M. : Il y a des réalisatrices, des festivals, des récompenses. Une fois par an, une porte-parole parle dans un grand quotidien ou un magazine. Mais cet intérêt reste politique plus qu'érotique, médiatique plus qu'économique. Le marché est confidentiel. Les femmes payent très peu pour leur consommation de pornographie, or pour faire du porno féministe, il faut de l'argent. Je peux me tromper, mais j'ai l'impression qu'on est très, très, très loin de toute vague pornographique féministe. J'ai plutôt l'impression que cette esthétique pourrait contaminer la pop-culture généraliste, et que c'est par là qu'il faudrait attaquer les représentations.
Terrafemina : Il y a encore quelques années, dire qu'on était féministe était presque mal vu (bon, c'est encore parfois le cas aujourd'hui), mais en s'insinuant dans la pop culture, est ce que le mouvement n'a pas permis un peu de libérer le corps de la femme, et plus particulièrement son pubis et sa vulve ? Vous en parlez dans votre nouvelle préface, Miley Cyrus peut arriver sur scène avec un maillot super épilé mais apparaître quelques temps plus tard avec des poils etc. Bref, est-ce que le poil est toujours subversif ?
Maïa Mazaurette : C'est justement parce que les célébrités sont célèbres qu'elles peuvent se permettre de balancer une demi-aisselle par décennie. D'ailleurs, le buzz est tel à chaque fois que j'ai des doutes sur la sincérité de ces militantes d'un jour (un jour, et pas une minute de plus). Il ne faudrait pas confondre le poids comme accessoire de mode destiné à attirer l'attention, et le poil comme simple partie acceptable de notre corps - qu'on va retrouver dans des communautés plus alternatives, plus bi, parfois chez les polyamoureux. Mais moi, quand je prends le métro avec trois poils qui dépassent, on me fait des réflexions. Ce n'est même pas de la subversion, c'est du suicide social. Je ne vois aucune progression. L'obsession pour la mode, la beauté et les cosmétiques joue contre le corps, et y a intérêt. C'est une bataille qu'on a perdue, mais qui se décale dans le temps : impossible de séduire aujourd'hui (hors de milieux spécifiques) avec des poils, mais après les débuts du couple, les pubis comme par hasard ont tendance à repousser. Idem pour un entretien d'embauche : on se met sur son 31, et une fois qu'on a fait ses preuves, on relâche la pression.
Terrafemina : On a beaucoup parlé ces derniers temps de l'arrivée d'héroïnes à la sexualité décomplexée mais pas pour autant moins complexes à la télévision. On peut évoquer Transparent, Girls, Olive Kitteridge, Jessica Jones... Nous avions déjà posé la question à l'universitaire Iris Brey à l'occasion de Séries Mania 2015, et je vous la pose à vous aujourd'hui : pensez-vous que l'éducation sexuelle des jeunes femmes peut passer par le petit écran ?
Maïa Mazaurette : Elle passe déjà par le petit écran ! Face à ces héroïnes glamour, les parents passent pour des has-been et les professeurs pour des agents oppresseurs : la force du glamour de l'écran, en pleine société du spectacle, est indépassable. Le rêve des jeunes, c'est de faire "star", d'exister par ce biais-là, de rentrer dans ce monde bien léché : ils veulent ressembler à leurs héros et leurs héroïnes. Donc heureusement que les choses bougent !
TF : Et 50 Nuances de Grey alors, pensez-vous que le livre a réellement permis à populariser le BDSM, ou en tout cas à permettre aux femmes d'être plus à l'aise avec leurs désirs ?
M.M. : Je pense très sincèrement que c'était une grosse tempête dans un verre d'eau. Les lovestores ont vendu leurs cargaisons de boules de geisha, qui prennent probablement la poussière dans les tiroirs. En sexualité, les modes servent à expérimenter, mais les habitudes sont plus compliquées à déloger. On l'a vu avec la mode de la sodomie : oui, la moitié des Français ont tenté, mais seule une toute petite minorité a conservé cette pratique. Je ne doute pas qu'il y ait eu quelques poignets liés dans cette histoire. Mais comme simple parenthèse.
La revanche du clitoris
TF : Enfin, parce qu'on sait bien qu'il y a des modes en matière de sextoys, pouvez-vous nous dire ce qui fait vibrer les femmes en 2016 ?
M.M. : Alors c'est clairement le Womanizer : un vibromasseur dont l'embout est creux pour ne pas écraser le clitoris. C'est une idée simplissime mais elle change vraiment la donne au niveau des sensations, et personnellement, je recommande. On ne devrait plus tarder à voir débouler les sextoys clitoridiens "sans les mains", plus pratiques pour utiliser pendant une pénétration - certains utilisent la succion, d'autres des "ailes" qui se fixent aux petites lèvres. Et bien sûr, impossible de ne pas citer le quantified sex : les applis mobiles pour tracer sa vie sexuelle (c'est tendance, mais ça reste gadget). Ce qui est sûr, c'est qu'on n'a pas fini d'en entendre parler !
La revanche du clitoris, de Maïa Mazaurette et Damien Mascret, ed. La Musardine, 192 pages, 13 euros