"Le féminisme va-t-il trop loin ?". C'est l'une des questions - comme souvent existentielle sur cette chaîne - qui a occupé le débat de l'émission Face à l'info ce 4 juin sur CNews entre deux interlocuteurs improbables - Eric Zemmour, qui fait l'objet de plusieurs accusations d'agressions sexuelles, et l'écrivain Raphaël Enthoven.
Ce dernier s'interroge. Pourquoi un homme n'aurait-il pas le droit de critiquer le féminisme, et les formes qu'il revêt, comme les réunions en non-mixité ? "C'est la différence entre une opinion et le contenu d'un slip", ironise-t-il à ce sujet. "Le féminisme n'est pas la propriété des femmes de la même manière que l'antisémitisme n'est pas la propriété des Juifs", hasarde encore l'essayiste sur la chaîne d'informations.
Mais par-delà ces questions plutôt banales au sein des débats militants traditionnels ("Le féminisme est-il l'affaire des hommes ?"), c'est autre chose qui nous a plutôt fait bondir. A savoir ? Cette faculté déconcertante qu'a l'auteur de L'école des dames de décerner des bons et mauvais points aux voix militantes, justement.
Car qu'on le sache, Raphael Enthoven est féministe - dit-il. Mais pas n'importe quel féminisme : celui de Simone de Beauvoir, dont il défend face à "Eric" (comme il l'appelle) les textes "remarquables". Des écrits qui, à l'écouter, seraient l'antithèse-même d'un "néoféminisme" peu à son goût.
Alors, le féminisme est-il l'affaire des hommes ? En tout cas, sa hiérarchisation, certainement pas.
Ce n'est pas la première fois que Raphaël Enthoven soulève le sujet, comme celui-ci l'explique à l'antenne. En 2018 déjà, lors de l'université d'été du féminisme initiée par Marlène Schiappa, l'essayiste regrettait l'absence de voix discordantes et déclarait sans bafouiller : "Une démocratie n'a rien a craindre de ses ennemi·e·s, ses ennemi·e·s la mettent à l'épreuve, mais elle a tout à craindre de ses lâches. Or certaines époques sont truffées de lâches à qui l'esquive tient lieu de victoire". Ce à quoi la documentariste et autrice Ovidie rétorquait alors : "Ce qu'on attend des hommes, c'était qu'ils écoutent et qu'ils parlent le moins possible".
Un judicieux conseil qui, trois ans plus tard, n'a pas vraiment été pris en compte. Car Raphaël Enthoven s'est donc permis les mêmes piques, envers la militante, autrice et élue Alice Coffin notamment, qui à l'écouter "n'a rien à voir" avec "l'école Simone de Beauvoir et Elisabeth Badinter", qu'il défend ardemment. Entre deux sursauts de male tears saupoudrés de mansplaining, l'essayiste sombre dans un travers bien connu : le schéma de la "bonne" ou de la "mauvaise" féministe, d'autant plus problématique quand les points sont décernés par ces messieurs.
Un argumentaire qui n'est que trop familier. Figures emblématiques comme participantes anonymes des nouvelles révolutions (à l'image de #MeToo) se sont bien souvent vues réduites aux mêmes remarques, d'hommes notamment, sur les réseaux et dans les médias : elles "feraient du mal" au féminisme et seraient en train de décrédibiliser le mouvement tout entier. Dans cette rhétorique, il n'est pas rare de voir revenir les mêmes noms comme contre-exemples (Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi notamment), femmes bien connues pour avoir précisément subi les mêmes attaques sexistes de la part des hommes intellectuels de leur époque.
Bref, on ne s'en sort pas. Surtout quand les accusations de sectarisme sont débattues dans le cadre d'un entre-soi masculin. "Et si on débattait sur le féminisme tranquillement entre couilles ? On n'est pas bien là, tous les deux ?", ironise en ce sens l'historienne Elodie Jauneau sur Twitter. "C'est comme ça que j'imagine les portes de l'enfer : un débat télé sur le féminisme entre Enthoven et Zemmour, deux personnes qui ne peuvent 'plus rien dire' en roue libre H24 sur les plateaux TV, qui critiquent les réunions en non-mixité, alors qu'ils sont en non mixité eux même dans ce débat", fustige à l'unisson le compte Instagram Préparez-vous pour la bagarre.
Pas forcément le meilleur hommage à l'autrice du Deuxième sexe, d'autant plus quand l'insulte se fait facile. Ainsi, Raphaël Enthoven a-t-il répliqué aux critiques par un très élégant : "On n'est pas bien là, entre connes ?".
"Le présent enveloppe le passé, et dans le passé, toute l'histoire a été faite par les mâles", peut-on lire dans l'essai de Simone de Beauvoir. Si l'on pouvait éviter qu'il en soit de même pour l'histoire des féminismes, ce serait pas plus mal.