Société
"Les enfants sont des victimes collatérales des violences conjugales"
Publié le 25 novembre 2019 à 11:04
Par Catherine Rochon | Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
Le sujet des enfants victimes et témoins de violence conjugales reste peu abordé. Ces jeunes victimes collatérales pâtissent de ce qu'ils voient, entendent, subissent dans cette sphère de brutalité. Le centre Women Safe a décidé d'interpeller sur cette question sensible.
Enfant victime ou témoin de violences conjugales/illustration Enfant victime ou témoin de violences conjugales/illustration© Adobe Stock
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Ce sont des victimes collatérales. Et un sujet qui reste encore tabou. Les enfants sont bien (trop) souvent pris dans l'engrenage dévastateur des violences conjugales. Ainsi, 57 enfants ont été témoins ou présents lors de l'un des 121 féminicides dénombrés en 2018 selon le ministère de l'Intérieur et 86% des enfants subissent des violences psychologiques de la part de l'auteur des violences dans le couple selon l'Observatoire des violences envers les femmes du Conseil Départemental de la Seine-Saint-Denis.

Le centre Women Safe de St-Germain-en-Laye, qui vient en aide à des centaines de femmes victimes de violences physiques, psychologiques et sexuelles chaque année, en a fait l'effroyable constat : 70% des femmes reçues par l'association sont victimes ou témoins durant l'enfance. Un cercle vicieux de violence qui impacte donc les mères comme leur progéniture.

"Lorsqu'un enfant comprend que ce qu'il lui arrive n'est pas normal, il est déjà trop tard et contrairement à un adulte, un enfant n'a pas les moyens de revendiquer", souligne Women Safe. "Murés dans le silence par peur des représailles ou parce qu'ils ne réalisent pas qu'ils vivent une situation anormale, ils traversent une enfance traumatisante qui a des conséquences dramatiques sur leurs vie d'adulte."

Depuis 2017, l'institution (devenue depuis Women Safe & Children Institut) reçoit et aide des enfants qui sont eux-mêmes victimes de violences psychologiques, sexuelles ou témoins des violences conjugales. Elle se pose ainsi comme la seule structure pluridisciplinaire gratuite en France pour les femmes victimes, intégrant également les enfants co-victimes ou témoins, dans un processus global associant l'environnement intrafamilial. 110 enfants de femmes victimes y sont actuellement accueillis.

Le centre vient de lancer une campagne pour interpeller sur ce fléau, appeler à libérer et écouter la parole des enfants. Et les protéger, tout comme leur mère. Car ces jeunes se retrouvent aussi parfois co-victimes : 131 infanticides ont été recensés en 2016.

A l'occasion de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes ce 25 novembre, Frédérique Martz, co-fondatrice et directrice générale de l'association Women Safe & Children, revient sur cet impact méconnu des violences conjugales.

Terrafemina : Vous avez pu constater que 70% des femmes que vous recevez ont été victimes ou témoins de violences durant l'enfance.

Frédérique Martz : Oui, c'est énorme. Dans les questions que l'on pose aux femmes que l'on accueille, il y a : "Avez-vous été auparavant victime de violences ?". Et là, nous ouvrions le grand livre d'histoire de ces femmes qui en gros, ont une situation de vulnérabilité qui s'est inscrite dans leur vie. Et elles nous expliquaient ne pas avoir été entendues. Ce constat a été insoutenable pour nous. Qu'est-ce qu'il fait qu'aujourd'hui, il faut attendre qu'elles soient majeures pour venir se saisir d'un dispositif comme le nôtre ? Et elles nous décrivent aussi très souvent que l'auteur des violences a été dans un contexte familial extrêmement difficile, voire a subi des violences.

Comment expliquer cette corrélation ?

F.M. : Parce qu'elles n'ont plus de discernement. Elles n'arrivent pas à mesurer une violence vécue dans l'enfance ou un environnement violent. Ce ne sont plus des critères pour elles. Elles n'ont plus ce discernement de comportement violent. Beaucoup nous disent qu'elles ne s'étaient pas rendues compte que leur conjoint criait, qu'elles étaient complètement sous leur emprise. Ce n'est que lorsqu'on touche à leur enfant qu'elles réagissent.

L'enfant servirait donc de "déclic" ?


F.M. : Oui, c'est souvent là qu'elles réagissent car ce discernement de la violence ou d'une ambiance toxique, elles ne l'ont plus. Et elles sont donc prisonnière d'un système qui les met en soumission. Tant que ces violences s'exercent sur elles, c'est presque " normal " pour elles. Mais quand elles prennent conscience que cela s'exerce aussi sur les enfants, elles deviennent alors témoins d'une situation et réalisent. D'ailleurs, lorsqu'on les interroge, les premières violences débutent souvent au moment de la première grossesse. L'enfant est l'un des indicateurs des violences et devient une victime collatérale.

 

Campagne Women Safe pour protéger les enfants victimes ou témoins de violences conjugales © Mad&Women
Quels sont les signes qui laisseraient percevoir qu'un enfant a été témoin ou victime de violences conjugales ?

F.M. : Nous avons au centre un espace de jeux et c'est l'observation de l'enfant qui nous permet d'observer des niveaux d'agressivité par exemple, soit ce qu'il dit quand il joue. On a un avantage au centre, c'est que nous avons un psy qui travaille l'art-thérapie par le chant. Un enfant ne va pas se retrouver tout de suite face à un pro dans un échange sur le sujet, mais dans ce qu'il aime faire : chanter, danser, bouquiner, dessiner... Cela anime une relation de confiance qui va développer la parole par la suite.

L'enfant peut également être dans la reproduction de ce qu'il voit ou entend. Les signes évocateurs se voient également dans son comportement scolaire, avec un comportement violent, sans que l'on comprenne pourquoi, une désocialisation, la déscolarisation. C'est là que les acteurs santé de l'Education nationale devraient être plus impliqués pour comprendre ce qui est en train de se jouer.

Vous observez souvent ces symptômes ?

F.M. : Trop souvent. Une maman est arrivée chez nous et nous expliquait qu'elle était violentée régulièrement par son conjoint, qui abusait d'elle et lui imposait des relations sexuelles jusque dans la cuisine. Elle nous expliquait que la dernière fois, elle avait pris son petit garçon de 3 ans sur les genoux, il grognait comme son père. L'enfant a donc soit vu, soit entendu les violences. Mais en tout cas, il a reproduit.

 

Comment ces enfants sont-ils impliqués dans le dispositif ?

F.M. : Il y a un énorme sujet, c'est la loyauté des enfants envers ses parents. Quelle que soit la violence qu'il peut subir. Jusqu'à nier la violence dans laquelle il est. La mère, quand elle dépose plainte, peut être accompagnée d'un enfant qui souhaite "consolider" son témoignage. Il est donc auditionné par la police ou la gendarmerie. Et il pense que parce qu'il agit, l'action se fera immédiatement. Or, ça ne se passe pas du tout comme cela. Vous avez un dépôt de plainte, le témoignage de l'enfant et de longues semaines voire mois d'enquêtes...

L'enfant se fragilise à ce moment-là. Car l'enfant va se retrouver confronté à une multitude de professionnels qui ne sont pas toujours bien formés ou qui sont partie prenante car les questions qu'on va lui poser vont parfois laisser sous-entendre qu'on ne le croit pas. Et du coup, il va à un moment donné s'affaiblir car il y a cette loyauté qui se réinstalle. Il voit le père et toutes ces semaines, c'est aussi toute la spirale de manipulation qui se met en place. La fragilité de ces deux victimes, mère et enfant, va souvent affaiblir leur situation. Quand on est auteur, on est souvent plus manipulateur. Une victime est dans un psychisme qui lui interdit de dire les choses, qui a honte...

 

Campagne de l'association Women Safe © Mad&Women
Comment protéger mères et enfants de ces violences conjugales ?

F.M. : Le Grenelle des violences conjugales s'achève ce 25 novembre. Et je pense que la partie "enfants" ou du moins la judiciarisation d'une situation qui impliquerait également des enfants n'est pas abordée avec autant de profondeur que cela le nécessiterait. Il y a beaucoup d'anomalies de fonctionnements que nous trouvons dans nos dossiers. Les problématiques liées à l'enfant devraient être remises à plat pour le protéger.

Eviter les placements par exemple : dès qu'il y a un conflit père-mère, on va placer l'enfant. Or les conséquences d'un placement seraient peut-être pires que si on posait des conditions dans le mode de garde, les visites... Et il faudrait que la règle d'or dans toute la chaîne des professionnels- psys, acteurs du social, les enquêteurs- qui vont rencontrer l'enfant dans la chaîne globale du processus soit : protéger l'enfant avant tout à ce moment-là.

 

Quelles propositions du Grenelle vous semblent trop lacunaires ?

F.M. : Je suis impatiente de découvrir toutes les propositions. Mais il y a deux choses qui me semblent très importantes : le dépaysement de dossier, qui n'est jamais évoqué. Lorsqu'une situation s'englue à cause d'acteurs partie prenante comme les acteurs du social ou de la justice, il faudrait instruire l'affaire par une autre cour.

La deuxième, c'est que les victimes de violences conjugales ne comprennent pas non plus dans le cas des affaires familiales, il n'y a qu'un juge et non deux. Deux juges pourraient équilibrer la prise de décision à l'issue de l'audience.

Il y a aussi cette question cruciale : lorsqu'un enfant voit un professionnel, il doit y avoir l'autorisation des deux parents. A partir du moment où un acte violent a été exercé, il devrait y avoir un retrait de l'autorité parentale immédiatement. Par exemple, dans notre région, il y a eu un féminicide : nous recevons la petite fille qui a été témoin du meurtre de sa maman. Et le père en prison a encore l'autorité parentale alors qu'il a tué sa femme devant son enfant. C'est aberrant.

- Si vous êtes victime ou témoin de violences conjugales, appelez le 3919. Ce numéro d'écoute national est destiné aux femmes victimes de violences, à leur entourage et aux professionnels concernés. Cet appel est anonyme et gratuit 7 jours sur 7, de 9h à 22h du lundi au vendredi et de 9h à 18h les samedi, dimanche et jours fériés.

- En cas de danger immédiat, appelez la police, la gendarmerie ou les pompiers en composant le 17 ou le 18.

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