En cette période funèbre d'Halloween, bien des classiques fêtent leur anniversaire. Alors que Scream célèbre ses 25 ans, tout comme Dangereuse Alliance, une autre pierre angulaire du cinéma à frissons souffle les bougies : Le Silence des agneaux. Cela fait trois décennies déjà que des générations de spectateurs ressortent traumatisés de cette plongée dans l'antre macabre du tueur en série Buffalo Bill.
Même s'il faut bien l'avouer, le serial killer est finalement secondaire dans cette histoire valorisant une figure mythique de l'épouvante : le psychiatre et prisonnier cannibale Hannibal Lecter, véritable intellectuel de l'horreur. Et à ses côtés, ou plutôt face à lui, en duel psychologique permanent, un personnage aussi riche que puissant : Clarice Starling. Créée par le romancier américain Thomas Harris (dans le roman Le Silence des agneaux en 1988), cette agente stagiaire de police, tiraillée entre enquête et interrogatoires, est incarnée à l'écran par Jodie Foster.
Dans le film de Jonathan Demme, sacré aux Oscars de 1992, l'actrice, alors âgée de 29 ans, délivre une performance exceptionnelle. Un rôle bien plus personnel qu'on ne pourrait le croire. Et iconique à souhait.
Dans Le Silence des agneaux, Clarice Starling n'est pas une recrue du FBI comme les autres. Femme et jeune, elle pénètre au sein d'un monde viriliste et froid, ce que synthétise ce plan culte au sein duquel l'agente côtoie dans un ascenseur un groupe d'hommes la dépassant de deux têtes. Confrontée au brillant Hannibal Lecter, elle se retrouve jetée dans la gueule du loup comme la première Petite chaperon rouge venue. Echo aux contes de fées logique dans une oeuvre invoquant autant la psychanalyse.
Au gré des duels rhétoriques l'opposant au docteur, notre protagoniste va faire preuve d'une force morale et mentale indéniable, face à un interlocuteur titillant sans cesse ses failles - sans pour autant user de procédés sexistes. Clarice Starling est déterminée : elle valorise le cérébral, là où ses homologues masculins n'envisagent en Lecter que l'organique - son amour de la chair, sa célèbre muselière. Face à face, elle et lui sont d'égal à égal.
Une réalité illustrée par la mise en scène, comme le relève la remarquable analyse de la vidéaste Demoiselle d'horreur : "Dans le film, c'est essentiellement le visage de Clarice qui est filmé, ce qui est d'ailleurs étonnant pour un personnage féminin qui suscite autant de désir chez les hommes qui l'entourent et évolue sous leurs regards intrusifs. Cela indique que l'on se concentre avant tout sur ses capacités de raisonnement".
Pour Demoiselle d'horreur, même Hannibal "conçoit finalement en Clarice une certaine supériorité morale, une destination plus élevée de la nature humaine qu'il ne le sera jamais". Avouons-le, on a guère l'habitude, dans l'univers très fermé du thriller américain, de voir un personnage de "femme flic" aussi complexe et remarquable - certains la rapprocheront volontiers de la jeune recrue de la police Megan Turner, incarnée par Jamie Lee Curtis dans le Blue Steel (1989) de la cinéaste Kathryn Bigelow.
Sans surprise, le rôle de Clarice Starling vaudra à Jodie Foster un Oscar de la meilleure actrice bien mérité. Et une place dans le très sélectif top 10 des héros de cinéma de l'American Film Institute.
Pas de preux chevalier dans ce film, mais une protagoniste brillante et seule contre tous, partie à la rescousse des victimes, toutes féminines, d'un véritable maniaque. Pour le magazine de cinéma Empire d'ailleurs, Le Silence des agneaux est simplement "l'histoire d'une jeune femme essayant de sauver d'autres jeunes femmes, et devenant ainsi une héroïne". C'est cette clarté narrative qui confère au récit toute sa force féministe.
Et s'il est si bien incarné, c'est parce que ce rôle - initialement proposé à Michelle Pfeiffer - tenait à son interprète. Interviewé par Empire, le réalisateur Jonathan Demme affirme que ce qu'avait pu subir Jodie Foster dans sa vie la rendait à même "de projeter à la fois la vulnérabilité et la dureté propres au personnage". Pour le comprendre, il suffit de rattraper l'excellent documentaire de Yal Sadat, Jodie Foster - Hollywood dans la peau.
Celui-ci nous rappelle l'impressionnant parcours de l'actrice : véritable enfant-star, déjà habituée aux caméras à l'âge de deux ans, Jodie Foster est très tôt plongée dans un système imprégné de "male gaze", pas forcément sain pour les jeunes filles surdouées comme elle (étudiant au collège français, l'enfant est parfaitement bilingue). Militante dans l'âme, sa mère la familiarise tout aussi tôt à des convictions féministes que la comédienne érigera volontiers à l'écran, notamment à l'âge de 26 ans avec Les Accusés : dans ce film qui lui vaudra son premier Oscar, Foster incarne une jeune femme victime de viol. Elle parle pour toutes celles qui ne le peuvent pas.
C'est dire si Le Silence des agneaux incarne aux yeux de l'artiste une sorte de prolongement. Dans les pages d'Empire, Jodie Foster l'admet : "D'une manière étrange, ce personnage reflétait la façon dont je me percevais à l'époque", autrement dit, non plus un rôle de victime, comme dans Les Accusés, mais "de femme qui sauve les victimes en question car elle les connaît si bien". Une suite logique que Foster porte avec ce mélange de vulnérabilité et de force, qui assure au public une identification certaine.
Un choix artistique important pour celle qui, comme Starling, a volontiers connu tout au long de sa carrière la condescendance sexiste des hommes, pourtant loin d'être les plus grands et les plus légitimes. C'est cette expérience, ressentie à l'écran, qui confère au Silence des agneaux toute son authenticité. Une intensité encore largement palpable trente ans après.
Allez, on se le refait ?