Un film d'animation peut-il raconter la grande Histoire, aussi dure soit-elle, aux petits ? Oui, répond le Fonds Anne Frank, organisation créée en 1963 par Otto Frank, le père de la jeune autrice du célébrissime Journal. Dans ces pages précieuses et infiniment bouleversantes, la jeune juive allemande exilée aux Pays-Bas détaillait sa vie quotidienne deux années avant sa déportation et sa mort dans le camp de concentration de Bergen-Belsen en 1945. Aujourd'hui, le Fonds Anne Frank veille à ce que les revenus issus des adaptations de ce best-seller (30 millions d'exemplaires vendus à travers le monde) soient reversés à des projets caritatifs et pédagogiques. Et parmi les projets initiés par cette fondation, l'idée de concevoir une adaptation du Journal en film d'animation. Une façon de sensibiliser la jeune génération à l'une des périodes les plus tragiques de l'Histoire contemporaine en utilisant des codes qui lui sont accessibles et plus divertissants qu'un livre.
Cet ambitieux projet a été confié au réalisateur israélien Ari Folman, auteur du magnifique film d'animation Valse avec Bachir. "Notre idée la plus novatrice a consisté à faire de Kitty, amie imaginaire d'Anne, une personne réelle. C'est elle – et non Anne Frank – qui est la protagoniste du film", développe le cinéaste, dont les parents ont été déportés à Auschwitz le même jour qu'Anne Frank, sa soeur Margot et sa mère Edith, en septembre 1944. "Kitty se lance dans une quête pour découvrir ce qui est arrivé à Anne à la fin de la guerre. Dans quelles conditions est-elle morte ? Qu'est-ce qui lui est arrivé ?"
Ainsi, la jeune Kitty née de l'imagination débordante d'Anne prendra la forme d'une ado rousse vêtue d'une robe rétro transposée dans le monde réel. Et qui se lancera dans une quête effrénée au coeur du Amsterdam moderne à la recherche de son amie disparue.
La première étape fut la sortie d'une bande dessinée, sortie à l'automne 2017, condensant les 360 pages rédigées par Anne Frank en un roman graphique de 160 pages. Avec toujours ce même objectif : rendre ce témoignage puissant et indispensable sur la Seconde Guerre mondiale et la Shoah accessible aux plus jeunes.
Puis vint la réalisation du film. Un travail colossal qui a demandé pas moins de huit ans, notamment afin de mener des recherches historiques méticuleuses pour coller au plus près aux événements. "On a travaillé avec une équipe de chercheurs et on a consulté de nombreuses archives, mais surtout celle de la famille Frank conservées par le Fonds Anne Frank à Bâle et à Francfort", souligne Ari Folman.
Car si Où est Anne Frank ? entremêle habilement histoire et onirique, il se devait d'être fidèle à l'histoire couchée sur le papier par sa petite autrice. Parmi les plus grands défis : comment retranscrire l'horreur de la Shoah sans choquer les plus jeunes ? "En m'appuyant sur la force de l'imaginaire qu'offre l'animation", répond Ari Folman. "Car en animation, on maîtrise les couleurs, le tracé, la composition des images. On sait aussi à quel moment il faut transformer une réalité âpre en un monde davantage issu de l'imaginaire. Une fois qu'on crée cet environnement plus rassurant, les enfants sont prêts à affronter des événements douloureux."
Un procédé intéressant pour la psychologue Hélène Romano. "Un film entraîne des identifications projectives beaucoup plus fortes qu'un dessin animé qui n'est 'qu'une' image. Donc pour la transmission de faits aussi difficiles que la Shoah, l'impact sera différent. Le dessin permet une certaine prise de distance. Et cela permet de rester plus disponible psychiquement et ainsi plus en capacité de s'autoriser à comprendre les informations transmises", nous explique-t-elle.
Parmi les scènes les plus difficiles à écrire et créer, on retrouve la scène où la famille d'Anne Frank arrive à Auschwitz en 1944. "Comment montrer ce moment si singulier de l'histoire à des enfants de 10 ou 11 ans ?", s'est interrogé le réalisateur.
"Qu'il s'agisse d'animation ou de prises de vue réelles, aucune forme cinématographique ne peut restituer avec justesse ces événements. Car je crois qu'aucun d'entre nous ne comprend vraiment ce qui s'est passé : l'imaginer avec précision est tout simplement impossible. J'ai moi-même grandi dans une famille de rescapés de la Shoah et j'ai entendu les récits les plus atroces qu'un enfant puisse entendre. Mais notre cerveau n'est pas en mesure d'illustrer ces événements par des images et de se représenter ce qui s'est passé dans le détail. Je pense que cette représentation nous dépasse tous. Je suis donc passé par le biais de l'allégorie pour évoquer ces événements, et j'ai utilisé les outils de l'animation et du dessin pour créer des univers imaginaires."
Pour figurer l'inimaginable horreur de la déportation et des camps d'extermination, Ari Folman est ainsi allé puiser au coeur de la mythologie grecque, traçant un parallèle entre les camps de la mort nazis et les Enfers d'Hadès. En résulte une séquence où "l'autre monde" se dessine, à la fois poignante mais soutenable pour le plus jeune public.
"C'est une approche respectueuse des capacités psychoaffectives des enfants", applaudit la psychothérapeute Hélène Romano. "Confronter les plus jeunes à des images directes de la Shoah (comme certains documentaires et films) n'est pas la meilleure des solutions pour leur transmettre l'importance du respect de la différence par exemple. Etre exposé à des récits, à des images au plus près de la cruauté peut être réellement traumatique. S'il est important de transmettre aux adultes la réalité au plus près de l'horreur pour que personne n'oublie de telles atrocités, il ne faut pas oublier que des enfants n'ont pas les ressources psychiques des adultes pour faire face à des informations aussi violentes", rappelle la psychothérapeute.
Mais au-delà de cet hommage émouvant au passé, Ari Folman avait en tête de créer des ponts avec le présent. Et d'évoquer les drames qui frappent notre société actuelle, notamment la crise migratoire en Europe. "Lorsque les flux de migrants, fuyant des pays en guerre pour gagner l'Europe, ont atteint leur paroxysme en 2018 et 2019, j'ai réécrit le scénario et me suis attaché aux enfants fuyant des zones de conflit pour rejoindre l'Europe et être en sécurité."
C'est ainsi que Kitty, l'héroïne imaginaire du film d'animation, croise la route de la petite Ava, jeune exilée malienne. Sans jamais comparer la tragédie de la Shoah au destin brisé des migrants ces cinq dernières années, le réalisateur a toutefois voulu sensibiliser le jeune public au sort de ces 17 millions d'enfants qui ont fui des régions en guerre en 2020. "Ce sont des conflits dont ils ne comprennent pas les enjeux et auxquels ils ne prennent pas part. Du point de vue d'un enfant, les trajectoires d'Anne et d'Ava ont des similitudes."
Kitty se fait alors porte-parole d'Anne Frank à l'époque contemporaine, diffusant son message humaniste en s'opposant à la déportation de ces réfugiés déracinés et ballotés d'un pays à l'autre. Une façon de créer une nouvelle passerelle entre devoir de mémoire et responsabilités actuelles, rappelant que "la négation de la Shoah et les actes racistes violents contre les minorités et les réfugiés s'intensifient dans le monde", comme le mentionne le film avant son générique de fin.
"Le Journal d'Anne Frank est une bonne base pédagogique. Parler de cette page de l'Histoire aux enfants est important, comme d'autres faits de notre histoire où des hommes ont tué d'autres hommes au nom de telle ou telle idéologie", appuie Hélène Romano. "Cela leur transmet l'alterité, les notions d'empathie, l'importance de reconnaître les erreurs du passé. Sans cette mise en sens, l'humanité est dans une impasse."
Où est Anne Frank !
Un film d'animation d'Ari Folman
Sortie le 8 décembre 2021