1600 messages, insultes, menaces de viol : cette chanteuse sacrée aux Victoires de la musique dénonce le harcèlement dont elle a été victime

Solann, c'est la dernière lauréate de la Victoire de la révélation féminine.

Sacrée à juste titre, la jeune femme est un grand espoir de la nouvelle chanson française. Solann Lis-Amboyan de son nom complet a interprété à la Seine Musicale son tube, devenu au fil des écoutes un hymne féministe fédérateur : "Rome". 

Dans cette chanson intense, choc, puissamment incarnée, musicalement orageuse, Solann dénonce le slut shaming, ce que Zahia nomme "la putophobie" : la manière dont les femmes sont jugées, insultées et violentées selon leur sexualité supposée. Elle décoche notamment : "Je ne compte même plus les fois où on m'a traitée de chienne, mais c'est une chienne comme moi qui a élevé Rome". Et : "Les putes comme moi portent les rêves des hommes". 

Pour parler de ce sujet de société primordial, Solann se réapproprie la mythologie romaine. L'ex latiniste (elle a étudié le latin 6 ans) se réfère ouvertement à la fondation de Rome par Remus et Romulus, recueillis par une louve selon la légende. Et en latin, Louve se dit Lupa, mot qui était également employé dans la culture antique pour désigner... Les prostituées. Voilà comment interpréter les paroles, et les jeux de mots, de ce manifeste qui fait l'effet d'une baffe.

Vous ne serez peut être pas surpris en apprenant que cela n'a pas plu à tout le monde. Une chanson qui interpelle directement les hommes, avec lyrisme et crudité, en les confrontant à leurs violences misogynes... 

De misogynes il est justement question : l'artiste a subi un cyber harcèlement massif et virulent suite à la mise en ligne de "Rome". 1600 messages, des insultes, des menaces de viol...

Solann raconte.

C'est au Mouv que Solann témoigne.

Elle raconte avec gravité : "Quand Rome est sorti je me suis fait signaler sur un forum mascu... Et donc, je me suis réveillée avec 1600 messages. Il y avait beaucoup de menaces. Les mecs menaçaient carrément ma famille, mes amis... Menaces de viol, menaces de mort" 

Précisant : "Ils se sont servi d'un détail, ces mecs : ils répètent que c'est une louve, pas une chienne, qui a élevé Rome... Et ils se sont servis de ce prétexte pour m'insulter et me menacer. Je me suis fait menacer de viol et de mort pour rien !"

Cela exige, derrière l'horreur de la chose, quelques explications importantes...

"Mascu", pour masculinisme. 

Le masculinisme c'est une idéologie dédiée à la haine des femmes, dont la masculinité toxique se perçoit notamment à travers le mouvement des Incels, ces célibataires "involontaires" désignant les femmes comme les responsables de leur frustration sexuelle. 

En fonction des forums de masculinistes, il sera par exemple question de "mâles alphas", ces "dominants de la meute" purgés de toute émotion qualifiée de "féminine" : empathie, vulnérabilité...

Sur les réseaux sociaux, sur TikTok, dans le milieu de l'influence, les "mascus" déploient leur fronde en réaction, virulente, au mouvement #MeToo : le cyber harcèlement n'est qu'une de leurs nombreuses réactions réactionnaires aux avancées des droits des femmes.

Dans cette histoire absolument déplorable, le cyber harcèlement témoigne autant d'une misogynie dangereuse que d'une ignorance absolue. C'est ce que rappelle le passionnant site AntiquiPop, qui a dédié une analyse dense et complète à la chanson "Rome". 

Eclairant ainsi : "pour comprendre pourquoi Solann parle d’une chienne plutôt que d’une louve, il faut à la fois revenir sur des notions philologiques et sociologiques liées aux questions de la prostitution et de la réappropriation des insultes discriminantes par leurs cibles. Pour comprendre ce double sens louve/prostituée inhérent au mot lupa, il faut se pencher sur l’étymologie et les définitions qui ont été données à la fois par les auteurs anciens et contemporains".

"D’après les historiens Alfred Ernout et Antoine Meillet, le mot lupa a d’abord eu le sens de prostituée, les auteurs latins préférant lupus femina pour désigner la louve". 

D’où vient cette association entre louve et prostituée ? 

Elle n'est pas juste étymologique. Antiquipop explique, de nombreuses sources à l'appui, que la prostituée était perçue comme "rameutant" les hommes, mais aussi, comme une femme "vorace, sale"... 

Toute une culture patriarcale et misogyne est venue par le biais de la langue "animaliser" ces femmes, c'est à dire : les déshumaniser. Preuve en est que des noms d'oiseaux beaucoup plus contemporains comme "sale chienne" font tristement écho aux préjugés d'hier. 

En s'y référant, Solann déploie en vérité une chanson d'une très grande profondeur. Elle lie les civilisations pour dénoncer un virulent sexisme qui survit aux siècles... Et va jusqu'à la toucher de plein fouet. 

Plutarque, Ovide, Virgile, Tite-Live, sont invoqués pour souligner la pertinence des propos de Solann. 

Le blog antique, surtout, décrypte ceci : "La façon dont les récits antiques sont repris par Solann peut être mise en parallèle avec d’autres réappropriations de la matière antique. Aussi, il convient de penser les paroles de la chanson, comme des actions. Dire c’est rendre réel et se donner du pouvoir. On pourrait donc parler de réappropriation du mythe par la performance, permettant de reformuler une manière d’envisager l’insulte".

Comprendre : à l'instar de toute une frange du néoféminisme, Solann se réapproprie l'insulte pour en faire une fierté. Ce faisant, elle annule sa portée misogyne, la renvoie à son expéditeur. 

"Dire que c’est une « chienne qui a élevé Rome » et que « les putes comme moi portent les rêves des hommes », c’est faire acte, par la parole et reprendre le pouvoir sur la construction identitaire préétablie par la société"

C'est, semble-t-il, ce "pouvoir" qui effraie tant les misogynes.