Culture
Blandine Le Callet : "Il y a un message politique dans La Ballade de Lila K"
Publié le 5 décembre 2012 à 14:05
Par Marine Deffrennes
Lauréate du « Prix des lectrices Terrafemina-Le livre de Poche », Blandine Le Callet a conquis nos internautes avec « La Ballade de Lila K ». Le parcours initiatique d'une jeune fille à la recherche de son histoire dans une société anxiogène et autoritaire. Roman de l'enfance ou anticipation politique, l'auteur explique ses choix et ses inquiétudes sur l'avenir du livre et de la liberté de pensée. Entretien.
Blandine Le Callet : "Il y a un message politique dans La Ballade de Lila K" Blandine Le Callet : "Il y a un message politique dans La Ballade de Lila K"© DR
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Terrafemina : Votre deuxième roman est plébiscité des lecteurs - Prix des lecteurs du Livre de Poche, Prix des lectrices Terrafemina-Livre de Poche …-, à quoi attribuez-vous ce succès ?

Blandine Le Callet : Il est bien difficile de savoir précisément pourquoi un livre attire les lecteurs et leur plaît. Mais si je devais m'essayer à définir ce qui a pu faire le succès de « La Ballade de Lila K », je dirais que c'est sans doute l'alliance d'une histoire très intimiste - celle du lien d'amour mystérieux et paradoxal entre Lila et sa mère -, et d'un univers d'anticipation permettant une réflexion sur l'avenir de notre société. Le roman mêle sans cesse les deux registres : d'une part, le parcours de Lila depuis son enfance jusqu'à l'âge de vingt ans, sa reconstruction, son éveil intellectuel et sensuel, sa vie amoureuse ; d'autre part, la découverte progressive du monde dans lequel elle évolue et la prise de conscience des dérives parfois terribles de cette société. Je crois que les lecteurs aiment bien qu'on les émeuve tout en les amenant à réfléchir. C'est en tout cas ce que j'ai cherché à faire avec ce roman. Il y a aussi une forme de suspense dans le récit, puisqu'il s'agit d'une enquête quasi-policière que mène Lila pour retrouver sa mère et sa mémoire perdue. Peut-être également une forme de poésie à laquelle beaucoup de lecteurs ont été sensibles. En écrivant, je me suis dit que c'était important, cette poésie (le chat multicolore, les vergers sur les Champs-Élysées), parce qu'il fallait mettre quelques taches de couleur au sein de cette noirceur.

Tf : Quelle est l'idée fondatrice ? Est-ce la résilience après un drame familial que vous souhaitiez travailler à l'origine ou les dérives de la société ?

B. L. C. : À l'origine du roman, il y a le désir de raconter le parcours très particulier de Lila, sa résilience après le traumatisme qu'elle a subi, sa reconstruction chaotique et son attachement inconditionnel pour une mère qui n'a pourtant pas été à la hauteur. C'est ce lien d'amour mystérieux que je voulais explorer. Mais je me suis rapidement rendu compte que mon roman risquait de ressembler à une confession du type de celle que l'on voit dans certaines émissions de télévision, ce que je voulais à tout prix éviter. C'est alors que m'est venue l'idée de placer l'action du roman dans un temps légèrement décalé par rapport au nôtre. J'ai pour cela utilisé un univers romanesque que j'avais mis en place pour un autre livre commencé des années plus tôt et abandonné, un livre où j'abordais de nombreuses questions qui me tiennent à cœur (la fracture sociologique au sein des sociétés occidentales, la censure, la prolifération de la vidéosurveillance, l'eugénisme, etc.). C'est comme cela qu'est née « La Ballade de Lila K » : par la greffe d'un projet littéraire sur un autre. Ensuite, j'ai veillé à ce que toutes les questions d'ordre politique ou éthique qui sont abordées dans le roman soient liées au parcours de Lila, qui va devoir, pour retrouver sa mère, braver les interdits édictés par la société, contourner la censure, déjouer la vidéosurveillance omniprésente. Pour moi, c'est l'histoire intime de Lila qui est au cœur du roman, mais elle n'est finalement pas dissociable de la réflexion d'ordre politique et sociologique.

Tf : L'histoire de Lila K se déroule au XXIIe siècle, et pourtant son parcours et les thèmes que vous abordez résonnent particulièrement avec les sujets qui font l'actualité et les débats de notre société. S'agit-il d'anticipation ou de science-fiction ?

B. L. C. : À mes yeux, il s'agit d'anticipation, pas de science-fiction. Mon but n'était pas de créer un univers « folklorique » avec soucoupes volantes, sabres laser et autres accessoires propres à la science-fiction. Je voulais au contraire construire un univers assez familier pour qu'on ne ressente pas, au premier abord, l'anticipation. Ce n'est que petit à petit que le lecteur comprend que l'action ne se situe pas dans la période contemporaine, à travers de petites bizarreries qui parsèment le texte et lui font sentir le décalage. Mais au total, cet univers reste étrangement familier, parce qu'il est le nôtre. Je n'ai fait que pousser jusqu'à l'extrême logique de leur développement les tendances qui se dessinent dans notre société actuelle.Comme je vous le disais, c'est un univers que j'avais mis en place depuis un moment déjà - 1996 ou 1997. J'en avais beaucoup parlé à mon mari. Régulièrement, en écoutant les nouvelles à la radio, il me disait : « Dépêche-toi de l'écrire, ce roman : tu es en train de te faire rattraper par les événements ! »

Tf : Dans ce monde, les chimères, les automates se confondent avec les humains, les individus sont surveillés jusque dans leur intimité sexuelle, et les indésirables sont relégués à l'extérieur d'une enceinte protégée. Est-ce ainsi que vous imaginez notre futur ?

B.L.C : En tout cas, c'est un monde qui me semble plausible. Dans le monde de Lila, la société est parvenue à assurer à ses membres les plus privilégiés une vie qui paraît très enviable : sécurité absolue, confort matériel, surveillance de la santé, médecine de pointe... La contrepartie, c'est une surveillance continue, la multiplication des consignes et des interdits. La question que pose le livre est : jusqu'où sommes-nous prêts à aller dans l'abdication de notre libre-arbitre et de notre liberté pour assurer notre confort et notre sécurité ? Je ne crois pas irréaliste d'envisager que notre société puisse un jour aller aussi loin dans le contrôle, la surveillance, les interdits, parce que les aspirations au confort et à la sécurité sous toutes ses formes (protection contre les violences, sécurité alimentaire, sécurité sanitaire) s'expriment aujourd'hui de manière très forte. À terme, il me semble tout à fait possible que des démocraties s'imaginent qu'instaurer une telle société peut leur être profitable, en partie par bêtise, en partie par paresse, ou parce qu'elles subissent des pressions économiques. Mais ce dont je suis sûre, c'est que si cette société voit le jour, il y aura des poches de résistance et de contestation, exactement comme dans mon roman. À la fin du roman, on ne sait d'ailleurs pas si ce monde va subsister longtemps : même au sein de la zone privilégiée, certains commencent à ressentir l'oppression du système, et envisagent de sacrifier leur confort pour aller vivre dans la zone défavorisée quelque chose qui ressemble à une aventure humaine, dangereusement, mais plus librement. Je crois de toute façon qu'une société de la surveillance et du contrôle absolu ne peut exister : la liberté et le chaos trouvent toujours moyen de s'insinuer et de fissurer le système. Une lueur d'espoir dans de sombres perspectives !

Tf : Cette Bibliothèque dans laquelle on numérise, en les coupant, les articles de presse, rappelle l'entreprise de réécriture de l'Histoire décrite dans « 1984 » de George Orwell, voire certaines méthodes des régimes totalitaires du XXe siècle. Faut-il percevoir un message politique ?

B. L. C. : Vous avez raison de noter la référence à Orwell. Son influence est évidente dans « La Ballade de Lila K », avec celle de Bradbury. Tous deux ont abordé cette question de la censure et pointé le danger de la disparition des livres papier. Seulement, eux étaient des visionnaires, à des époques où il n'était pas encore possible de mettre en œuvre la censure qu'ils décrivaient ; dans « La Ballade de Lila K », je ne fais que prendre acte du fait que nous disposons désormais de tous les moyens techniques permettant d'organiser la disparition des livres papier et une censure d'autant plus efficace qu'elle sera invisible. Je crois que les sociétés occidentales sont en train de mettre en œuvre cette censure, croyant bien faire, sans doute, mais l'Enfer est pavé de bonnes intentions... Cette tendance m'inquiète et me révolte. J'ai par exemple été très choquée par une décision récente des éditeurs américains de modifier le texte du roman de Marc Twain « Huckelberry Finn » en remplaçant le mot nigger par le mot slave. Le mot nigger est devenu imprononçable aux État-Unis, parce qu'il est associé au racisme : on dit maintenant « the N word ». Mais en modifiant le texte de Twain, on refuse tout simplement d'admettre qu'à l'époque où Twain écrivait, dans une société très largement raciste, c'est ainsi qu'on appelait les noirs américains. Pour moi, c'est une forme de falsification historique très grave, comme si on ne supportait pas qu'un texte soit le produit de son époque et en reflète les préjugés. Cette modification du texte de Twain procède d'une intention sans doute louable, mais il aurait été plus intelligent, selon moi, de rajouter une introduction ou des notes destinées à le situer dans son contexte historique et social, afin que le lecteur puisse mesurer à quel point le monde avait évolué. Malheureusement, la tendance à la censure ne fait que s'accroître : on édite un timbre reproduisant une célèbre photo de Malraux sur laquelle on a gommé la cigarette, on remplace la pipe de Jacques Tati par un petit moulin à vent sur une affiche dans le métro parisien, on voit une incitation à la pédophilie dans une publicité pour une eau minérale où une petite fille torse nu tient un verre d'eau sur la tête. Il n'y a pas de raison pour que cette frilosité générale face à tout ce qui est susceptible de choquer ne touche pas de plein fouet la littérature présente et passée. Donc, oui, il y a une forme de message politique dans le roman, qui met en scène cette dérive.

Tf : Vous parlez beaucoup de la relation au livre papier dans votre roman, mais en même temps vous ne semblez pas condamner les fameux Grammabooks. Etait-ce un clin d'œil volontaire au secteur du Livre actuellement en mutation ?

B. L. C. : Oui, bien sûr ! J'ai beaucoup parlé des dangers de la numérisation, mais je crois par ailleurs que cela constitue un formidable progrès pour l'esprit humain. C'est merveilleux de penser que l'on peut transporter avec soi des bibliothèques entières, transférer des données à l'autre bout du monde en quelques secondes, avoir accès via la numérisation à des livres rares ou fragiles qui n'étaient autrefois réservés qu'à quelques chercheurs privilégiés. Je ne suis donc pas du tout hostile au livre électronique - il serait d'ailleurs assez absurde de s'opposer à un outil appelé à s'imposer à très court terme comme un substitut à la majorité des livres papier. Simplement, je crois que le livre numérique ne pourra jamais complètement remplacer le livre papier, d'abord parce qu'il existe avec le livre papier un rapport sensuel inégalable, ensuite parce qu'il me semble que seul le livre papier peut nous garantir contre la censure : comme le dit M. Kauffmann, le mentor de Lila, le seul moyen de véritablement posséder un livre, sans que personne ne puisse venir en modifier le texte à notre insu, c'est le support papier.

TF : Est-ce que « La Ballade de Lila K » pourrait se prolonger et donner lieu à une suite ?

B. L. C. : Non, je ne l'ai jamais envisagé. J'ai écrit la fin du roman de façon à ce que le lecteur participe, en quelque sorte, à la conclusion de l'histoire. J'aime l'idée qu'il soit partie prenante de la construction narrative, en comblant lui-même les lacunes, les zones d'ombre... J'ai voulu que ce soit lui qui décide, au bout du compte, si cette histoire est optimiste ou pessimiste. Écrire la suite de « La Ballade de Lila K » serait le priver de cette part de liberté. 

« La ballade de Lila K » de Blandine Le Callet, éd. Le Livre de Poche, 354 pages, 7€10

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