1975, les Khmers rouges entrent à Phnom Penh et emmènent sur les routes des milliers de familles cambodgiennes. Shrey Mav Soth a alors un peu plus de deux ans. Quatre ans plus tard, le régime est renversé et près de 2 millions de personnes ont disparu, soit un quart de la population. Shrey Mav traverse alors la frontière thaïlandaise avec ce qu’il reste de sa famille. Elle a perdu deux sœurs, deux frères et son père. Elle aura bientôt 37 ans, et vit aujourd’hui à Paris avec sa fille Alexandra. Grâce à un ami, elle a rencontré Sophie Ansel, journaliste spécialiste de l’Asie et des populations réfugiées. Elle a accepté de lui livrer son témoignage sur le plus grand génocide de la fin du XXe siècle. Il vient de paraître chez Plon, sous le titre : « Les larmes interdites ».
(Crédit photo : Domllorens)
Navy Soth : En Thaïlande, nous avons vécu dans un camp de réfugiés. Puis, nous avons obtenu des visas pour partir en France en 1982, et pour les papiers, ma mère m’a rebaptisée Navy, comme « US Navy ». Nous avons vécu dans un foyer quelques temps, je continuais par réflexe à faire des réserves de nourriture pour ma famille, je volais du lait au self-service. J’avais encore peur de manquer. J’ai découvert un monde différent. Je suis allée à l’école, mes frères aussi, nous avons appris le Français, ma mère a travaillé comme manutentionnaire. Elle a réussi à élever mes deux frères, ma sœur, et moi. Nous avons tous construit notre vie ici.
N. S. : Non pas du tout. Avant Sophie j’avais rencontré des journalistes qui voulaient faire un reportage sur moi, on me disait qu’il fallait raconter tout ça. Mais c’était trop tôt, je n’en avais pas envie. J’ai eu le déclic lorsque j’ai vu ma fille grandir avec ses jouets, sa coquetterie et ses sourires. Je me suis revue au même âge, je n’avais rien, même pas de miroir. Je me suis demandé comment on avait pu me faire souffrir comme ça, alors que c’est si beau un enfant. Il y avait trop de décalage. Je savais aussi que le procès des Khmers rouges approchait, il fallait que je témoigne.
N. S. : Ma mère et mon frère ne voulaient pas que je fasse ce livre, par pudeur et aussi parce qu’ils ne voulaient pas parler au passé, il fallait continuer à vivre et raconter ne ferait pas partir la souffrance ni revenir les morts. Ils avaient peur aussi des représailles. Ils ont contribué à certains récits mais à demi-mots. Aujourd’hui, même s’ils ne disent rien, je pense qu’ils sont fiers de moi.
Sophie Ansel : La première fois que nous nous sommes vues avec Navy, nous avons eu un très bon contact, elle a eu confiance en moi. Puis une sorte d’alchimie s’est créée, je me suis intéressée à la petite fille qu’avait été Navy, à sa perception du génocide. Finalement le livre décrit l’histoire universelle de la résistance d’un enfant face à l’horreur.
Nous avons commencé par nous voir trois fois par semaine pendant 5 mois, pour que Navy replonge dans son passé. La première fois, elle m’a parlé de ses petits plaisirs pour résister : les odeurs, les jeux, la nature... Puis petit à petit nous avons remonté le temps et les souvenirs plus durs ont été abordés. Navy se refusait à me raconter certaines choses. C’était très éprouvant pour elle. Ensuite j’ai fait un nouveau voyage au Cambodge, pour mieux connaître son pays. Pour l’écriture, il a fallu retrouver « la Noireaude » (traduction du prénom « Shrey Mav »), à partir des bribes de souvenirs, et la relecture de Navy permettait de ne jamais s’éloigner du vrai, de trouver le bon ton. Nous avons fait aussi beaucoup de recherches sur la psychologie d’une enfant à cet âge-là, et sur ses sensations. Navy parlait à peine mais ressentait beaucoup de choses, en particulier les odeurs.
N. S. : Au début je n’avais que des flashs que je reconstituais petit à petit, des images floues, celles d’une petite-fille de trois ans. Ma mère et mon frère m’ont aidée à préciser certains souvenirs, et surtout à les restituer dans le temps. J’ai beaucoup de souvenirs de sensations du quotidien : les visages des gens, leurs corps osseux, l’odeur du tee-shirt de ma mère que je serrais tous les soirs en l’attendant dans la hutte… Pour moi c’était comme si 30 ans après ce passé m’était retombé dessus. Ma mémoire travaillait en permanence, des bribes revenaient spontanément, je faisais des nuits blanches, des brouillons de chapitres que je renonçais à montrer à Sophie. Certains épisodes me faisaient honte ou étaient insupportables à remémorer. Après nos 5 mois d’entretiens j’ai failli renoncer au livre, c’était trop difficile, je n’ai plus répondu à Sophie pendant trois mois.
N. S. : Je ne sais pas comment nous avons survécu, mes frères, ma mère et moi. Trois bébés sont morts, ma sœur Mitchen est morte de faim. Mon père a été emmené par les Khmers rouges parce qu’ils avaient peur des hommes, ensuite ils s’occupaient de leurs familles. C’était notre tour et nous serions tous morts quelques jours plus tard si le régime n’avait pas été renversé. Mon imagination m’a servi de rempart : je m’accrochais aux plantes, aux souris et aux insectes, j’étais fascinée par ce monde minuscule, pour oublier le monde des grands que je ne comprenais pas. Je vivais le quotidien au présent même si je voyais des cadavres tout le temps, et la seule chose qui comptait c’était de garder ma famille. C’est cet amour qui m’a sauvée.
N. S. : Psychologiquement il m’a aidée à commencer mon deuil. Je suis heureuse que mon père, dont je n’ai jamais vu le corps, -et une partie de moi espère toujours qu’il va réapparaître- et ma sœur Mitchen, dont le corps a été emmené et balancé dans une fosse, existent à travers ce livre. Ils sont morts seuls et nous n’avons pas pu les enterrer dans un lieu convenable : c’est comme si j’avais trouvé un endroit pour leur tombeau.
N. S. : Oui et ce livre fera partie des pièces du dossier. Il donne des noms aux victimes et les quatre accusés vont devoir répondre face à ces histoires écrites. Je ne sais pas encore si j’irai au Cambodge pour y assister, ma famille a peur pour moi. Le gouvernement a cherché à fermer ce procès, et cette histoire est encore peu racontée au Cambodge. Finalement le verdict m’importe peu, ces gens ont déjà trop bien vécu et trop longtemps par rapport à ce qu’ils ont fait. Mais c’est un tribunal international, la presse va en parler, ils seront sur un fauteuil, montrés du doigt, et tout le monde saura ce qu’ils ont fait. Aucune loi n’est assez juste pour les punir à la mesure de leurs crimes.
Navy Soth et Sophie Ansel, « Les larmes interdites », Plon témoignage, 21 Euros.
Carnet de route : Héloïse en mission au Cambodge
Association enfants du monde droits de l’homme
L’association des enfants d’Asie
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