Faire rire avec un sujet aussi grave que l'hôpital ? C'est le sacré pari de Caroline Estremo. Cette jeune infirmière à l'hôpital Purpan de Toulouse a émergé sur les réseaux sociaux en levant le voile sur les coulisses de son métier, "beau et difficile". Face caméra, elle y racontait avec humour et tendresse les conditions de travail aux urgences, le "dos pété", les "1600 par mois". Rapidement, ses vidéos pince-sans-rire ont fait mouche. La soignante au débit mitraillette a continué ses petites pastilles acides et ultra-punchy, tournant en dérision les épidémies de gastro et de grippe ou les "bourrés" qui débarquent. Après un bouquin #Infirmière (éditions First) chroniquant sa vie à mille à l'heure, Caroline Estremo a façonné un spectacle nourri de ces anecdotes du quotidien, entre pression, grosse fatigue et fous rires nerveux. Parce qu'elle en est convaincue : "l'humour est le meilleur médicament".
Lorsqu'on la joint par téléphone, Caroline Estremo le confesse : elle est dans les "starting-blocks" et ronge son frein en attendant de pouvoir remonter sur scène avec son one-woman-show "Infirmière sa mère". Mais celle qui avait été rappelée aux urgences pour affronter la première vague de l'épidémie de Covid ne peut complètement se délester de sa casquette de soignante. Elle attend la fin de la crise sanitaire avec philosophie. Et continue à se faire l'ardente porte-parole de ces premières lignes qui bataillent sur le front hospitalier.
Caroline Estremo : Je me suis inscrite à 18 ans à la fac de droit pour devenir avocate. Mais je me suis très vite rendue compte que ce n'était pas pour moi : je ne voulais pas finir derrière un bureau avec des tonnes de dossiers. Et je sentais que cela n'allait pas coller avec mon caractère. J'ai carrément noté sur une feuille les "pour" et les "contre" de ce que je voulais faire dans la vie. Au final, je me suis aperçue que je voulais devenir infirmière : un métier dynamique, où je pourrais me rendre utile, aider les autres. Ma mère est infirmière et m'avait suggéré ce métier. Je lui avais dit : "Certainement pas, je ne veux pas voir des fesses et faire des piqures toute la journée !". Comme quoi...
C.E. : C'était terrifiant. Lorsque j'étais étudiante, j'ai commencé en service de psychiatrie. C'était costaud, mais très intéressant. La première fois que j'ai enfilé la tenue, j'étais si fière ! Mais pour mon premier jour "officiel" d'infirmière confirmée au CHU Purpan à Toulouse, j'ai fait 39 de fièvre. Le lendemain, plus rien. C'était le stress. J'ai commencé directement aux urgences en me disant que cela serait formateur et je n'en suis jamais partie.
C.E. : Je voulais apprendre un maximum de soins. Aux urgences, le flux de patients impose de savoir faire les choses rapidement. Et puis, je suis allergique à la routine, j'aime quand ça bouge. Là, j'ai été servie.
C.E. : Le rapport aux familles qui souffrent. Le plus dur, c'est d'accompagner le médecin lorsqu'on doit annoncer un décès. Toutes les fois où un·e médecin m'a demandé de venir avec elle ou lui- car on fait ça en équipe-, je m'enfonce les ongles dans la main et je fixe le sol pour ne pas pleurer. C'est difficile, même quand on est habitué.
C.E. : Vous connaissez certainement les difficultés que nous rencontrons. Mais ce qu'on sait moins, c'est que malgré toutes ces galères, on continue à en rire et on aime notre métier. Dans les salles de pause, dans les salles de soins. Même si on râle, on tient bon, on reste fort.
C.E. : Vous avez deux heures devant vous ? (rires) Alors, oui, les problèmes sont très nombreux. Ca commence par les horaires de travail, notre vie sociale qui est proche du néant. On travaille les jours fériés, les week-ends, les nuits... Je ne sais jamais à l'avance si je serai dispo pour un mariage par exemple.
Et puis il y a le salaire bien sûr : on ne cracherait pas sur quelque chose de mieux qu'un petit bonus pour aller s'acheter de nouvelles chaussures. Il y a le manque d'effectifs et le manque de moyens pour soigner au mieux. Et la pénibilité physique : on est debout toute la journée, on n'a pas le temps de faire pipi, de manger... On porte les patients et le dos prend beaucoup. On a carrément des varices sur nos jambes si on a un terrain veineux pas génial. Et cela à même pas 30 ans.
Enfin, il y a la fatigue, les jours et les nuits de boulot qui s'accumulent, le stress et le moral qui flanche parfois. Parce qu'on est confronté à la douleur, à la souffrance ou des histoires de vie pas très jolies.
C.E. : Oui. Lorsqu'on a une femme qui ne veut pas porter plainte, on doit rester souriante face au monsieur qui souvent l'accompagne alors qu'on a envie de passer par-dessus le bureau pour lui manger un mollet. Cette casquette d'infirmière est dure à garder dans certaines circonstances. On doit rester professionnelle quoi qu'il arrive alors que l'humain tape derrière la vitre pour crier un bon coup.
C.E. : On n'est pas "sexy" ! On porte des tenues "sac à patate" et des bas de contention, pas de porte-jarretelles. Et puis on a des Crocs aux pieds, quoi !
Je dirais également que dans les séries américaines comme Grey's Anatomy, on voit les médecins faire absolument tout le boulot, comme si les infirmières ne servaient à rien. C'est faux. Ils ont fait 15 ans d'études certes, mais tous les petits soins, c'est nous.
C.E. : Urgences. Tout se tient, c'est la plus fidèle.
C.E. : Quand les personnes âgées voient une femme arriver, elles se disent souvent que c'est l'infirmière ou l'aide-soignante. Si c'est un collègue infirmier qui arrive, elles vont sortir : "Ah, bonjour docteur". Ca nous fait râler, mais c'est la vieille génération... Et puis il y a des réflexions sur le statut : "Vous n'êtes qu'infirmière, je veux parler au docteur."
Comment vous êtes-vous lancée dans la comédie parallèlement à votre métier de soignante ?
C.E. : J'aime faire rire depuis toute petite et je ris de tout. L'humour a toujours été une arme pour dédramatiser. Lorsque les patients arrivent aux urgences, ils sont terrorisés, ils sont perdus. Et ça fait souvent du bien de plaisanter avec le patient pour le détendre et le rassurer face à une situation violente. En fait, l'infirmière comédienne a toujours été tapie dans l'ombre.
J'ai commencé à faire une vidéo d'abord pour m'amuser et cela s'est enchaîné. Je me suis dit que ça serait chouette de monter sur scène pour parler de mon beau métier et d'en rigoler avec les gens.
C.E. : L'accueil des urgences est un reflet de la société : il y a des patients très gentils, très patients et à l'inverse, des personnes très agressives verbalement et physiquement. Cela donne pas mal de matière.
C.E. : Justement, j'ai envie de lutter contre cette image de l'hôpital. On y colle une image de mort et de souffrance alors qu'il s'y passe aussi de très belles choses et on a tendance à l'oublier. Il y a des naissances, des diagnostics qui tombent à temps, des bons diagnostics aussi... C'est mon défi de parler d'un métier difficile, mais aussi des jolies choses.
C.E. : Cela fait partie de moi. A partir du moment où l'on cache quelque chose comme si c'était un terrible secret ou un problème, cela devient un tabou. Si on l'amène naturellement, les gens haussent les épaules et disent : "Ah, OK". Je le dis de façon très naturelle : oui, je suis en couple avec une femme, nous avons une petite fille de 3 ans ensemble et on est heureuses. Je touche du bois : je n'ai jamais eu de remarques homophobes. La communauté qui me suit sur les réseaux sociaux est très bienveillante.
C.E. : J'ai pris une mise en disponibilité car ce n'était plus possible de conjuguer les deux : mes jours de spectacle tombaient sur mes jours de repos d'infirmière et la fatigue s'accumulait. Je suis partie début février 2020, mais j'ai été rappelée 3 semaines plus tard à cause du "Coco". Un faux départ ! Je suis donc revenue pour la première vague, mais pas pour la deuxième, la région toulousaine ayant été relativement épargnée.
C.E. : En un mot ? Improvisation. J'étais très stressée car nous ne savions pas comment aborder ce virus qui est anarchique et dont on ne connaît pas les règles du jeu. Nos protocoles changeaient chaque jour, on apprenait à s'habiller et se déshabiller sans se contaminer... Ca faisait très peur. Je flippais à l'idée de revenir chez moi et de contaminer ma femme et ma fille. Et en même temps, il fallait garder son sang-froid lorsqu'un patient arrivait terrorisé, ça fait partie du job.
C.E. : Le problème avec ces gens-là, c'est qu'ils ne se rendent pas compte tant qu'ils n'ont pas eu un proche en réanimation, ce que je ne leur souhaite absolument pas. Je comprends qu'il y ait de la lassitude, que cela bouscule notre confort et nos libertés individuelles, mais on parle de vies humaines. Ca serait bien de se reconcentrer sur l'essentiel : la santé. Il faudrait arrêter de regarder son nombril.
C.E. : Je suis un peu les deux. J'aime dire que je suis "infirmière humoriste". Parce qu'infirmière, on l'est à vie. D'ailleurs, j'ai des pics de manque : quand quelqu'un tombe dans la rue, je me jette dessus parce que j'ai besoin de prendre soin des autres. Avant, à l'hôpital, je soignais via les soins, aujourd'hui, je continue de soigner avec l'humour.
C.E. : Je suis divisée en deux : il y a l'artiste qui est impatiente de remonter sur scène pour qu'on rigole tous ensemble et oublier cette sale période. Et se dit : "Roselyne (Bachelot, ministre de la Culture- ndlr), c'est quand tu veux pour rouvrir les salles !". D'autant que ce n'est pas dans les salles qu'ont lieu les contaminations, c'est prouvé. Et l'infirmière qui est en moi se dit : "Serrons les dents, soyons solidaires, c'est pour s'en sortir une bonne fois pour toutes".
C.E. : Non, parce que je pense qu'on en a toutes et tous marre. J'y ferai allusion, mais je ne veux pas que ce soit la trame du spectacle. Quand les salles de spectacle rouvriront, on aura besoin de déconner et de passer un bon moment. Le coronavirus nous a assez saoulés comme ça et il ne mérite même pas qu'on parle de lui ! (rires)
"Infirmière sa mère", un one woman show de Caroline Estremo
A l'Européen à Paris dès la réouverture des salles