La boue, c'est sale. On n'y touche pas. Sauf que depuis cette règle que l'on nous a inculqué dans l'enfance, de l'eau a coulé sous les ponts, et avec elle tout un torrent d'images qui ont façonné nos désirs et notre vision de l'érotisme. Parmi les fantasmes plus ou moins avoués de la gent masculine, le contexte du combat de boue (ou "mud wrestling" en anglais) entre deux femmes retient souvent l'attention de ces messieurs. Si l'expression consacrée ne semble pas la plus adéquate pour évoquer le phénomène (ne faudrait-il pas plutôt parler de combat dans la boue ?), le concept est lui bien ancré dans les mentalités, au point d'être passé dans la culture populaire.
Ainsi voit-on, depuis plus d'une trentaine d'années , le boueux cliché reproduit à toutes les sauces. Au cinéma d'abord, avec "Deux filles au tapis" (1981), film où deux catcheuses tentent de se hisser au sommet de leur sport, quitte à accepter des combats jugés dégradants. A la télévision ensuite, notamment avec le jeu Fort Boyard qui, depuis les années 1990, a habitué les téléspectateurs français au traditionnel combat de boue dans lequel n'hésitent pas à se jeter les candidats.
D'où vient cet engouement pour la baston un peu crado ? Si les origines exactes du phénomène restent floues, on relie souvent le duel dans la boue au pancrace, un style de combat remontant à la Grèce antique. Cette lutte, qui permettait les échanges debout ou au sol et alliait techniques de boxe et de lutte, autorisait presque tous les coups. L'ajout de la boue serait lui inspiré du Kushti, sorte de lutte traditionnelle originaire de l'Inde et durant laquelle les deux participants s'enduisent le corps de terre.
L'enthousiasme des foules pour ce type de lutte n'est donc pas nouveau. Ce qui l'est peut-être davantage, c'est cette mise en scène opposant deux combattants de sexe féminin. En quoi ceci pourrait être un fantasme pour les hommes ? S'interrogeant à ce sujet, l'association Osez le féminisme avance une première explication : "Peut-être parce que lors d'un combat de boue, les participantes sont rarement debout. Pour dominer quelqu'un, on le met à genoux, et pour le décrédibiliser, on le traîne dans la boue, au sens figuré. Ici on le fait au sens propre ".
Et l'association militante de recourir alors à la comparaison historique : "Tout comme dans les jeux du cirque, ce combat existe avant tout pour l'amusement du spectateur-dominant. Qu'il s'agisse de l'homme regardant la femme ou du citoyen regardant l'esclave, voir ceux qu'il domine s'attaquer mutuellement le rassure sur son pouvoir et sur le fait d'être hors de portée".
Une vision du combat de boue qui confine donc au fantasme de domination qu'éprouveraient certains hommes, voire à l'humiliation que la lutte provoquerait chez la combattante. Voila un sentiment partagé par une internaute sur un forum dédié à la question : "J'ai accepté en voyage avec mon homme de participer à une soirée au Texas. Je me suis fait étalée par mes trois concurrentes. Moi ça fait partie de mes plus grosses hontes et mon homme a trouvé ça génial".
Pourtant, à l'opposé de cette vision d'une démonstration de violence gratuite , certains voient dans le combat de boue entre deux femmes un acte des plus sensuels, et perçoivent dans l'empoignade une véritable charge émotionnelle. Dans un billet consacré à la lutte féminine érotique, un internaute n'hésite pas à parler du "pouvoir fascinant qu'exerce la vision de deux femmes à demi-nues se jettant à corps et à cris l'une contre l'autre dans un combat sensuel mano à mano".
Evoquant "la fascination que suscite le spectacle de lutte entre deux femmes", l'auteur estime que "les hommes sont 'retournés' émotionnellement par le spectacle de deux lutteuses dans la boue, ointes d'huile, en bikini ou en uniformes divers". "Elles mêlent dans leur combat une intensité émotionnelle qui vient transcender le charme de leur corps et ça, les hommes le perçoivent de plein fouet !", poursuit-il.
Un point de vue auquel se rallie une autre blogueuse dans un billet d'humeur intitulé "J'essayerais bien les combats de boue féminins, et vous ?", en mettant l'accent sur le véhicule de cette soudaine sensualité : "La boue sublime le corps car elle le recouvre tout entier d'une couleur chaude, elle le met en valeur et gomme les imperfections, on se transforme soudainement en statue vivante", analyse notre blogueuse. "Le fait de rajouter le combat lui donne tout à coup une couleur érotique, deux femmes se tirant les cheveux, se poussant en criant, tombant et glissant, c'est totalement excitant quoiqu'on en dise".
Une tension sensuelle que la télévision et le cinéma ont donc très tôt utilisée, et que la musique ou la publicité convoquent désormais à tour de bras. Le groupe Cold War sortait ainsi en 2009 un clip tout en glisse pour son titre 'Give it up' où deux jeunes femmes s'en donnaient à coeur joie sur une plage.
En 2010, c'est une compagnie de nettoyage russe qui plongeait dans le bain de boue en proposant une publicité qui fleure bon le sexisme en usant et abusant des ralentis sur les formes avantageuses de ses lutteuses d'un jour.
Le boum de la boue pourrait même avoir atteint son paroxysme grâce au désormais célèbre Mud Day et ses dérivés proposés aux sportifs de toute la planète. Le principe : venir à bout d'un parcours du combattant où le précieux mélange vient vous compliquer la tâche à chaque obstacle. Payer pour se salir, c'est peut-être ça le vrai fantasme.
Mais après toutes ces images qui tachent, la boue a-t-elle encore de l'avenir ? Trente ans après "Deux filles au tapis", le duo français Brigitte a entrepris de casser les codes du genre en remplaçant cette fois la boue par du chewing gum. En 2013, le groupe sud africain Die Antwoord leur a emboité le pas mais avec du lubrifiant. Peu à peu, le combat de boue semble glisser vers des versions plus "propres". L'heure aussi pour les hommes de faire retravailler leur imagination ?