20 ans ! Cela fait deux longues décennies déjà que le jeune public (et les plus grands aussi) a découvert en salles obscures les péripéties touchantes et potaches de Shrek, l'ogre vert du marais et vedette du long-métrage éponyme. Un dessin animé qui a marqué une génération entière pour bien des raisons : sa parodie des contes, mais aussi de la pop culture en règle générale, son humour très "ado" dans l'esprit, ses personnages secondaires burlesques (l'âne, parmi tant d'autres)...
Mais aussi et surtout : sa princesse. Lady royale pas comme les autres en la personne de Fiona, jeune femme à l'apparence trompeuse qui, aux côtés de Shrek, dévoilera une force aussi bien physique que mentale. Depuis son apparition à l'écran, bien des personnages ont déboulonné le stéréotype de la demoiselle en détresse : les protagonistes de Raiponce, Rebelle, Vaiana, La princesse et la grenouille... N'en jetez plus.
Fiona aurait-elle donc fait office de pionnière au sein d'un univers un brin avare en femmes fortes ? Il y a fort à parier que oui. Il faut dire que Shrek fait la part belle aux figures marginales. Dans cet univers, les héros sont ridiculisés voire éjectés du décor (le prince charmant en premier) alors que les anti-héros sont glorifiés - un ogre qui rote, un âne qui parle. Normal que les princesses y envoient valdinguer bienséances et conventions.
Vidéaste aux analyses peaufinées officiant sur l'excellente chaîne YouTube La Manie du Cinéma, la cinéphile et critique Mélanie Toubeau a pour habitude de décrypter les grandes et petites histoires du septième art, dont celles des classiques de notre enfance (Harry Potter, Retour vers le futur, Toy Story) Elle nous en dit plus sur ce personnage qui l'a toujours fascinée.
"Avec des amies, on se pose encore souvent la question du 'qui d'entre nous est telle princesse ?', comme une blague. Et on se bat toutes pour être Fiona. C'est notre préférée. Pourtant quand j'avais sept ans, je n'y voyais qu'une demoiselle en détresse. Puis en revisionnant le film, j'ai de plus en plus saisi le personnage. En grandissant, on comprend qu'elle est plus forte que Shrek lui-même, plus complexe également.
Derrière son apparence trompeuse de princesse stéréotypée, Fiona cache beaucoup de tristesse et de mélancolie, mais aussi de force mentale et physique. Fiona est une princesse désexualisée, qui peut tout aussi bien roter tout d'un coup – ce que les parents n'apprécient vraiment pas -, comme si elle nous suggérait 'si les garçons ont le droit de le faire, pourquoi pas moi ?', que se battre - déchaînée. C'est une vraie guerrière.
Elle met notamment à l'amende Robin des Bois et ses joyeux lurons dans le premier volet. Dans Shrek 4 : Il était une fin, au sein d'une réalité parallèle, elle tient un rôle de résistante et c'est elle qui leade la révolution des ogres. On comprend donc que c'était son destin d'être une ogresse, et une ogresse forte, et surtout, qu'elle s'est imaginée sans son bien-aimé Shrek : en somme, elle est libre de mener sa propre histoire, indépendante.
Tout cela constitue une caractérisation qui compte lorsque tu visionnes ces dessins animés-là, enfant et ado. D'ailleurs, le réalisateur des deux premiers Shrek, Andrew Adamson, a également mis en scène Le monde de Narnia (2005), qui laisse lui aussi une belle place aux personnages féminins : la Sorcière blanche, Lucy, Susan Pevensie... Ce sont des divertissements qui t'aident très tôt à te construire dans la vie en tant qu'individu·e."
"Shrek ne nous raconte donc pas seulement l'histoire d'un ogre, mais d'une ogresse, et de son émancipation. J'ai toujours été passionnée par les contes de fées mais force est de constater qu'on a bien souvent affaire à des histoires typiquement patriarcales où les personnages masculins doivent sauver des personnages féminins (princesses, petites filles) qui subissent l'action – quand elles ne sont pas reines ou sorcières.
Ce n'est pas le cas de Fiona. Le monde codifié des contes l'assigne au mariage, mais elle a envie de liberté. Au tout début du premier Shrek, l'antagoniste Lord Farquaad est en train de swiper sur une sorte de 'Tinder du miroir magique', à la recherche de sa future conquête. On le voit donc objectifier toutes les femmes qu'il fait défiler (Cendrillon, Blanche-Neige), avant qu'il ne tombe sur Fiona. Mais bien sûr, Fiona refuse d'être objectifiée.
Il faut dire que même dans le cadre des histoires d'amour, avec le cliché du 'vrai baiser d'amour', elle détonne plutôt. Car pour moi, Shrek et Fiona sont avant tout comme deux meilleurs amis, chacun se retrouve en l'autre. Leur relation est égalitaire. Ils s'acceptent mutuellement et sont comme ils ont envie d'être, tous deux sortent des carcans.
Ce personnage est également dans l'air du temps. Sa baston contre Robin des Bois est une parodie de Charlie et ses drôles de dames (2000), l'adaptation en film de la série éponyme, avec Cameron Diaz, sortie un an avant. Cameron Diaz est la comédienne de doublage de Fiona dans la version originale de Shrek. Elle se reconnaît beaucoup en elle, ses mimiques, son attitude.
Dans Charlie's Angels, le corps des femmes est une arme : nos héroïnes séduisent leurs adversaires pour mieux les battre, et leur féminité est exacerbée, jusqu'à l'auto-parodie. On retrouve la même chose lorsque Fiona, après s'être battue... Remet ses cheveux en place. Un geste coquet qui surprend dans cette situation."
"On le comprend vingt ans après sa sortie : Shrek a posé les bases pour tout le reste. C'est un film important à mes yeux, l'un des premiers qui se moque tout à la fois de l'univers Disney et de ses sempiternelles princesses (mais aussi des films à succès) sans ignorer ses enjeux dramatiques pour autant. Et je pense qu'il y a eu un avant et un après Shrek.
La preuve ? Six ans plus tard est arrivée en salles la production Disney Il était une fois (2007), l'histoire de Giselle, une princesse qui débarque dans le monde réel, en plein New York. On retrouve donc un personnage de princesse stéréotypée, incarné par Amy Adams, autour duquel va se mettre en oeuvre tout un travail de déconstruction.
Son partenaire, Robert, interprété par Patrick Dempsey, lui dit par exemple : "Il faudrait peut-être que vous appreniez à vraiment connaître quelqu'un avant de lui tomber dans les bras !". Une ironie indéniablement héritée de Shrek. A noter qu'un Il était une fois 2 est attendu pour l'année prochaine.
Mais l'on pense aussi aux personnages féminins de dessins animés qui lui ont succédé, comme Elsa dans La reine des neiges (2013). Elsa est forte, inspirante, c'est un modèle, qui n'hésite pas à botter les fesses des mecs - et ça fait du bien. Une autre héritière évidente de Fiona est la jeune princesse Mérida, l'héroïne de Rebelle (2012), la production Disney.
Mérida préfère être seule qu'avec un homme. Mine de rien, on tient là un discours bien trop rare – dans les contes, même modernes, les mecs ne sont jamais très loin. Il faut croire qu'après Shrek et au fil des années, Disney s'est peut-être dit qu'il fallait arrêter de proposer des princesses nulles. Rebelle est un bel exemple et apparaît comme un clin d'oeil aux studios Dreamworks.
C'est une manière de dire : on vous a enfin écoutées !"