Culture
Francis Dupuis-Déri, le chercheur qui démonte la "crise de la masculinité"
Publié le 14 mars 2019 à 11:31
Par Marguerite Nebelsztein
Francis Dupuis-Déri est un homme féministe et un chercheur qui écrit sur ce qui l'énerve. Et la théorie de la "crise de la masculinité" l'énerve tellement qu'il l'a étudiée pendant plus de quinze ans et en a fait un livre.
Francis Dupuis-Déri auteur de "La Crise de la masculinté" Francis Dupuis-Déri auteur de "La Crise de la masculinté"© Émilie Tournevache
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Dans son livre La crise de la masculinité ; autopsie d'un mythe tenace, l'auteur et chercheur québécois Francis Dupuis-Déri retrace l'histoire passionnante du camp des masculinistes, persuadé que les hommes sont "en crise".

Francis Dupuis-Déri, professeur en science politique et affilié à l'Institut de recherche et d'études féministes à l'Université du Québec à Montréal, s'est plongé pendant des années dans leurs écrits, qui racontent toujours peu ou prou la même chose : la société se féminise et les hommes seraient en perdition (les pauvres). Mais comme il le dit lui-même, si les hommes se sentent persécutés, que penser du parcours chaotique que traversent les femmes depuis des milliers d'années ? Nous l'avons rencontré.

Terrafemina : Qu'est-ce que la "crise de la masculinité" ?

Francis Dupuis-Déri : C'est un discours et pas une réalité sociale, culturelle, psychologique ou affective. C'est de la rhétorique et même de la propagande qui laisse entendre que les hommes vont mal même si dans la réalité la situation est bien avantageuse pour les hommes en général, dans la vie publique et privée.

Donc c'est un discours qui prétend que les hommes souffrent en tant qu'hommes à cause des femmes qui refuseraient de rester à la place qu'on veut leur assigner et plus largement de la féminisation de la société.

Il est récurrent. Ce qui étonnant quand on l'observe, c'est que dès qu'une femme est perçue comme voulant déroger à son rôle assigné de femme, cela peut déclencher une crise, une panique sociale et sexuelle.

Par exemple, la sociologue Juliette Rennes a étudié à la fin du XIXe en France les premières femmes à vouloir être avocates ou docteures en médecine. Elle a étudié toutes les barrières qu'on a mis devant elles à chaque étape. Elle a bien vu que cela créait des polémiques dans la presse qui prétendait qu'avec une seule femme, c'était la preuve de la féminisation d'une profession. Avec une seule femme, on prétend qu'il y a une crise, alors à ce compte-là, c'est pas étonnant que cela soit récurrent. Ça risque pas de s'arrêter non plus.

C'est une sorte de paranoïa, parce que c'est un discours fondé sur le fait qu'il y a une identité masculine très précise et une identité féminine très précise et que ces identités sont différentes mais opposées.

Vous travaillez sur le sujet depuis quinze ans. Pourquoi un telle obsession ?

F. D.-D. : En fait, j'ai fait du ménage dans mes papiers il n'y a pas longtemps et je me suis aperçu que ça faisait encore plus longtemps que ça. J'ai retrouvé des coupures de journaux qui datent de 1992. J'écris souvent par énervement et en réaction à des trucs qui m'énervent. Et ça, apparemment, c'est quelque chose qui m'énerve depuis vraiment longtemps.

Parce que ça me semble absurde que les hommes se disent en crise de la masculinité, alors que d'un point de vue objectif, la situation est clairement plus avantageuse pour les hommes que pour les femmes. Même si des hommes peuvent être malheureux ou vivre de mauvais moments.

S'il n'y a pas de crise de la masculinité, les hommes peuvent-ils se sentir moins à leur place ?

F. D.-D. : Généralement, la façon dont est exprimée la crise de la masculinité l'est avec un discours qui évoque la souffrance masculine dans ce processus, et qui fait porter le blâme aux femmes et aux féministes. C'est un discours victimaire et accusateur pour des catégories qui sont plutôt favorisées et dont la prétendue crise est liée à une demande de l'autre partie d'avoir plus d'égalité, de liberté, de solidarité et même plus de sécurité.

Alors qu'on se prétende en crise dans ces circonstances, ça me paraît un peu embarrassant. Si on a des soeurs, des filles, une mère ou une conjointe, on devrait être heureux qu'on nous pousse à avoir des relations plus égalitaires ou plus libertaires.

On peut voir ça comme éventuellement anxiogène mais on devrait se garder une petite retenue. Et à ce compte-là, comme je le dis dans le livre, c'est les femmes qui devraient être en crise parce que ça fait 200 ou 300 ans qu'on dit aux femmes que l'égalité et la liberté, c'est important, mais qu'elles continuent, génération après génération, d'entendre des hommes dire "c'est difficile de vivre tout ça".

Donc le jour où il y aura autant place accordée à la féminité en crise ou à la "crise des femmes", je prendrais plus au sérieux la "crise des hommes".

La crise de la masculinité, autopsie d'un mythe tenace de Francis Dupuis-Déri.
Comment analyser la tribune sur la liberté d'importuner publiée en janvier 2018 en plein #MeToo, et que penser de ces femmes qui reprennent ces thèses de la crise de la masculinité ?

F. D.-D. : Il y a très peu d'hommes pro-féministes publics. Et il y a toujours eu des femmes anti-féministes aussi. La première chose, c'est que ça peut paraître étonnant et difficile à expliquer mais en fait, dans tous les conflits ou luttes socio-politiques, il y a toujours des personnes qui ne sont pas du côté où on les attend.

Pendant la guerre d'Algérie pour donner un exemple, il y avait des porteurs de valises qui étaient du côté du FLN (Front de libération nationale), et il y avait aussi des traîtres ou des collaborateurs qui travaillaient avec le gouvernement français.

Pour moi, c'est la même logique. Dans les études qu'on voit sur pourquoi il y a des femmes anti-féministes ou contre les féministes, ce sont souvent des alliances de classes, de races, ou politiques. Si elles sont plutôt de droite ou Républicaines aux États-Unis, elles vont s'opposer au mouvement féministe par affiliation partisane.

Et dans le cas de cette tribune, ça s'inscrit dans une tradition chauvine en France, on pense bien que le droit d'importuner, c'est pas pour le jeune Arabe. Parce que lui, c'est un harceleur par définition ou un violeur...

L'homme français, qui est "français français", a la prétention qu'en France, les hommes cultivent "un amour romantique de la femme". Je le dis de manière un peu caricaturale, et donc cet exceptionnalisme français fait que certain·es en France pensent qu'il n'y a pas besoin d'un féminisme en France et certainement pas un féminisme à l'américaine, anti-sexe, radical, qui criminalise les désirs les passions et l'érotisme...

On entend ça depuis des dizaines d'années. Je suis tombé par exemple sur des textes de Pascal Bruckner où il utilisait le féminisme américain comme repoussoir.

Féminisme américain dont il ne connaît à peu près rien d'ailleurs. Il prend deux-trois anecdotes qu'il a vu passer dans les médias et il en fait une théorie générale sur ce qu'il se passe aux États-Unis.

Cela flatte le nationalisme français, et cela présente les hommes comme des victimes. #BalanceTonPorc venait du #MeToo qui venait des États-Unis, alors c'était une menace de criminalisation de l'érotisme que cultivent les Français.

Je ne connais pas les femmes qui ont écrit cette tribune, je ne sais pas exactement pourquoi elles ont pris cette décision, moi je pense que dans ce cas-là, c'est vraiment une alliance de classe.

Vous expliquez un phénomène assez incroyable : la façon dont certains hommes dans les années 1970 sont passés d'alliés des féministes à masculinistes ...

F. D.-D. : C'est ce qui c'est appelé le "mouvement des hommes" dans les années 1970 et qui a effectivement totalement dérivé. Une des explications, c'est que mettre ensemble des hommes à discuter de ces questions ouvre grand la porte à ce qu'au fil des rencontres et des années, cela dérive.

Ces hommes étaient principalement d'extrême gauche, proches de féministes radicales, à la fin des années 1960 début 1970. Ils étaient contre la guerre du Vietnam, pour les droits civiques, et probablement anti-impérialistes et anti-capitalistes.

Ils se disaient proches des féministes mais étaient machistes et s'étaient formés en non-mixité. Et ceux qui étaient solidaires de ces femmes, souvent leur conjoint, leur frère ou leur camarade, ont repris le modèle de la non-mixité, sous le conseil parfois de leurs camarades femmes qui leur disaient de s'organiser entre eux pour lutter contre le sexisme.

Mais rapidement, cela a donné complètement autre chose. Pendant les années 1970, certains hommes vont essayer de lutter contre cette dérive-là, à des moments précis où il y a des congrès d'hommes.

Ils se rendent compte qu'ils sont en train de perdre la majorité dans le mouvement et que ce mouvement a été phagocyté par des hommes qui ont réagi contre leur ex ou donnent des formations sur comment engager un détective privé pour suivre son ex ... Cela a perdu de son esprit. Mais ce n'était pas nécessairement les mêmes individus. Ils se sont faits déborder et l'ont vu arriver.

Dans votre livre, vous faite l'historique de ces groupes masculinistes. Ont-ils un poids aussi important que les féministes et quel est leur pouvoir d'action ?

F. D.-D. : Les organisations un peu militantes ou les intellectuels sont clairement moins nombreux que le mouvement des femmes qui est en plus en expansion de manière extraordinaire depuis quelques dizaines d'années.

Mais une féministe disait par exemple qu'en 2000, quand il y a eu la marche mondiale des femmes et que des milliers de groupes se sont fédérés pour mener une pétition à New York, on parlait presque plus des hommes en crise ou des problèmes des garçons à l'école que de cette mobilisation.

Ils sont moins nombreux, si on exclut l'Église, qui est bien organisée et qui a pas mal de ressources. Si on parle des groupes de pères ou des intellectuels, ils sont techniquement moins nombreux que les intellectuel·les féministes. Mais ce que je trouve impressionnant, c'est que leurs théories relèvent vraiment du sens commun.

Et ils ont énormément de relais dans les médias de masse qui chaque année publient un dossier sur "les problèmes des garçons", "les difficultés des hommes à séduire", "les hommes après #MeToo"... C'est impressionnant. Ils ont l'opinion publique qui baigne dans ce sens commun.

Vous faites un fact-checking à la fin de votre livre des arguments masculinistes. Est-ce que le mythe de la discrimination des garçons à l'école par exemple, qui est largement repris dans un livre de Laetitia Strauch-Bonart ne relève pas de la légende urbaine ?

F. D.-D. : Il y a une étude qui a une dizaine d'années qui a étudié dans les médias les théories masculinistes. Il y avait par exemple les chiffres des suicides, violences... et l'éducation arrivait numéro 1 comme étant le syndrome de la crise de la masculinité. Même si en terme de mobilisation militante, aujourd'hui dans les années 2000, c'est principalement la question des pères.

Il y a cent ans, cela aurait été le droit de vote des femmes, il y a trente ans l'entrée des femmes dans certaines professions... Bref, à chaque époque, il y a un discours général de la crise de la masculinité avec des sous-thèmes, qui sont structurants selon les époques.

A la fin du XIXe, c'était l'épouse dominatrice. Aujourd'hui, c'est l'épouse qui siphonne l'argent par les tribunaux.

Entre les deux guerres mondiales, c'était la question de la dénatalité, la société se démasculinisait parce qu'il y avait moins d'enfants. C'est une catastrophe parce qu'en Allemagne, cela se repeuplait rapidement parce qu'il avait de "vraies femmes là-bas" et des "vrais hommes". Les Allemands disaient exactement la même chose de l'autre côté mais bon...

Par rapport à l'école, l'un des gros problèmes pour moi, c'est que ces discours ne voient pas l'école comme un moment de passage, et ne regardent pas ce qui arrive aux élèves une fois sortis de l'école. A diplomation égale, c'est beaucoup plus facile d'être un homme sur le marché de l'emploi.

Donc une des causes importantes du décrochage scolaire pour les garçons : ce n'est pas le décrochage scolaire mais c'est qu'ils quittent l'école pour trouver un emploi. Et un emploi relativement bien payé avec un niveau d'éducation relativement faible.

Dans la construction par exemple, il y a des emplois très bien payés. Si vous y entrez comme femme, ce sera très difficile pour vous. Non seulement, vous n'allez pas y aller, mais au même âge, si vous voulez quitter l'école, vous allez être caissière ou serveuse, mais vous n'aurez sûrement pas les mêmes niveaux de rémunération.

Les études montrent que les mères sont conscientes que cela va être plus difficile pour leur fille alors elles mettent une pression supplémentaire à la réussite de leur fille parce qu'elles se disent : "Toi, tu ne peux pas te payer le luxe de moins bien réussir à l'école".

Pourquoi est-ce si dur pour un homme de s'interroger sur son pouvoir ?

F. D.-D. : Parce qu'il n'y a aucun avantage ! Tout simplement. A part de se sentir plus juste. Il n'y a jamais aucun avantage à perdre des privilèges.

Ils ne croient pas par exemple aux études qui disent que dans les sociétés plus égalitaires, les hommes sont plus heureux ou les couples plus épanouis sexuellement. Avant d'arriver à une situation plus apaisée, il y a une zone de turbulences.

Le problème avec le discours de la masculinité, c'est qu'il est souvent tenu par des hommes qui pensent que la masculinité se définit en fonction du pouvoir et de la domination des hommes par rapport aux femmes. Ils sont pris dans une sorte d'étau parce qu'ils accordent une importance à l'identité masculine qui est une identité politique et pour eux, abdiquer, c'est ne plus être des hommes. Ils sont dans un cercle vicieux.

Eric Zemmour est très influent en France dans les médias mais aussi parce qu'il vend beaucoup de livres. Vous en parlez beaucoup dans votre ouvrage : cet homme n'a aucune compétence, pourquoi a-t-il autant d'importance ? Est-ce qu'il offre du prémâché qui rassure les gens alors que le féminisme demande que l'on se pose pour réfléchir pour se déconstruire ?

F. D.-D. : Il y a toujours eu des intellectuels en France, de droite de gauche, qui ont été célèbres. Zemmour bat un peu toutes les catégories. Je ne sais pas si quelqu'un va réussir à le déboulonner. Il se peut que ça soit aussi une mode et que d'ici dix-quinze ans, plus personne n'entende parler d'Eric Zemmour.

Il a beaucoup de relais, il publie dans une grande maison d'édition. Il a toujours été repris, son premier livre Le premier sexe était chez Denoël, donc il est pas tout seul. Il était chez Ruquier, au Figaro, donc ce n'est pas uniquement le fait qu'il écrive ce que les gens ont envie d'entendre, c'est que son discours est produit par des individus qui amplifient sa voix.

Quand on lit Le premier sexe de Zemmour, on voit très bien comment le discours de la crise de la masculinité peut s'arrimer à un discours raciste. C'est ce que j'essaie de montrer dans mon livre. Lui, il est très bon là-dedans.

Il y a l'homme français qui est efféminé à cause des féministes et des homosexuels, parce qu'il y a cette fameuse coalition totalitaire entre les féministes et les homosexuels. C'est ridicule.

Le seul homme pour lui qui n'est pas efféminé et qui représente une menace pour la civilisation est le jeune homme arabe qui est une sorte de violeur en puissance dont il faut se méfier et qui est là parce que l'homme français n'est plus capable de défendre son territoire et parce que "les Françaises ne veulent plus avoir d'enfants donc on est obligé d'avoir recours à l'immigration". C'est sa thèse. Et c'est un bel amalgame d'anti-féminisme, de racisme, de crise de la masculinité et de discours anti-immigration.

En France, il y a au moins un livre tous les deux ans sur la crise de la masculinité. Beaucoup de théories viennent des États-Unis et beaucoup de livres sont traduits en plus d'avoir une production en français, alors qu'ils disent tous la même chose. A chaque fois, ils sont présentés comme ayant des prises de position à contre-courant et courageuses alors qu'on est à l'énième livre racontant la même chose.

La crise de la masculinité ; autopsie d'un mythe tenace, Francis Dupuis-Déri, Editions Remue Ménage, 22€

Mots clés
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