Et soudain, les Internets se cassèrent. La faute à l'appel des 11 000 scientifiques qui alertent sur l'urgence du réchauffement climatique ? Non. Keanu Reeves a une amoureuse. Alleluia ! Keanu Reeves, l'internet boyfriend rêvé, fantasmé, l'icône pop dépressive, "mémeisée" à l'infini a enfin trouvé l'âme soeur. Et... surprise : l'heureuse élue n'est pas une nymphette de 20 ans. La compagne de Keanu a 46 ans. Alexandra Grant est une artiste peintre, sculptrice et photographe. Et cerise sur le gâteau ? Cette chic personne a les cheveux gris.
Assez d'éléments incongrus dans le monde ripoliné du showbiz pour déclencher un ouragan de réactions hallucinées. Car Keanu Reeves, 55 ans, a l'audace de sortir avec une femme de plus de 40 ans. Qui plus est une femme à la chevelure argentée.
Mais les célébrations virtuelles (majoritairement positives de ce côté-ci de l'Atlantique) de cette news pipolesque somme toute réjouissante révèlent un malaise latent plus profond : les effets dévastateurs de l'âgisme. Car oui, nous nous sommes habitué·e·s à voir défiler sur le tapis rouge des "silver foxes", ces hommes d'âge mûr, aux bras de sylphides à peine sorties de l'adolescence. Et cette équation hollywoodienne s'est imposée comme une "norme". Un mètre-étalon qui participe à l'invisibilisation des femmes de 50 ans, concourt à la course au botox et au camouflage de cheveux blancs. Et à cribler les femmes de complexes. Parce qu'une nana qui vieillit, c'est malaisant, limite obscène quand un mec qui prend de l'âge "se patine", "mûrit".
Comme l'avait formulé si élégamment Yann Moix : "Le corps d'une femme de 50 ans n'est pas extraordinaire du tout. Elles sont invisibles." Et d'ailleurs, de quel droit se permettraient-elles de s'exhiber ? Planquez donc ces vieux machins périmés.
Ce modèle s'est profondément ancré dans notre rétine et notre imaginaire collectif. L'homme mûr revêt ses habits de chasseur de jeunes chairs fraîches (et s'en trouve glorifié), quand la dame mature se "mémérise", soudainement chosifiée, comme dépouillée de tout attrait. Une étude parue en 2015 avait passé au crible les couples de cinéma de ces 30 dernières années et en avait conclu que les acteurs se voyaient affublés d'une femme/compagne/target en moyenne 15 ans plus jeune qu'eux. De l'autre côté, les actrices de plus de 40 ans se retrouvent reléguées aux rôles de mères alors même qu'elles n'affichent qu'une poignée d'années d'écart avec leur progéniture à l'écran. Ainsi, Angelina Jolie incarnait la mère de Colin Farrell dans Alexandre d'Oliver Stone (alors qu'elle n'a qu'un an de plus que lui). Ou encore Sally Field, qui jouait pourtant l'amoureuse de Tom Hanks dans Punchline, écopait du rôle de sa "maman" six ans plus tard dans Forrest Gump. Déprimant.
Ce double standard toxique s'est insidieusement distillé dans notre inconscient populaire si bien que voir un Leonardo DiCaprio, 44 ans, et son aréopage de tops juvéniles passe crème (et d'ailleurs, l'amour n'a pas de loi comme le chantaient si justement les Whatfor). Et ce brave quinqua de Keanu Reeves est perçu comme une anomalie, un révolutionnaire iconoclaste en s'affichant main dans la main avec une quadra. De quoi interroger sérieusement ces violentes injonctions jeunistes.
Alors que les héroïnes matures s'émancipent progressivement sur les écrans, que le "blande" se répand avec grâce sur les réseaux sociaux, il serait temps de célébrer ce nouveau "normal" : oui, la femme de plus de 40 ans existe bel et bien, elle vit sa vie et en jouit pleinement. Elle est désirante et désirable. Elle peut avoir un Keanu Reeves dans son lit. Et elle vous emmerde.