La société a longtemps érigé la mode comme un domaine exclusivement féminin. L'homme, conditionné à devoir se plier à un modèle de virilité, ne devait avoir que faire des affres de défilés et des tendances. Mais les choses bougent. Alors que les luttes féministes remettent en question ce qu'on a voulu attribuer à un genre ou l'autre, l'homme s'adonnerait-il enfin pleinement et sans complexe aux joies de l'habillement ? Et si l'égalité des sexes arrivait par le chiffon ?
Le secteur de la mode de luxe masculine ne s'est jamais aussi bien porté qu'en 2015, s'approchant même d'un cap hautement symbolique : avec 26 milliards d'euros, les ventes de prêt-à-porter de luxe pour hommes sont presque égales à celles pour femmes (27 milliards). Pas 50 %, mais proche. Preuve, s'il en fallait encore, que la mode masculine s'affirme et que, depuis quelques années, l'homme n'a plus peur de s'habiller.
C'est au tournant du XXIe siècle que le prêt-à-porter homme prend son envol sous l'égide des grands groupes de luxe. L'élément déclencheur : Hedi Slimane et son arrivée chez Dior Homme. Le créateur, alors tout juste sorti de chez Saint Laurent, va propulser l'homme sur le devant de la scène mode, à une époque où peu s'en préoccupait. "J'ai toujours pensé que c'était comme une croisade de faire du prêt-à-porter homme alors que personne ne s'en souciait", confiait le créateur à Hintmag .
Puisant son inspiration dans une jeunesse pop rock anglaise, il propose dans ses défilés des jeunes hommes maigrelets, dégotés dans la rue, portant des costumes serrés, des jeans extra-slim, des perfectos en cuir et des bijoux rock'n'rool. Il invente une toute nouvelle silhouette : "une nouvelle façon d'être masculin", résume le pointu Style.com . Face à une critique partagée (on l'accuse de faire l'apologie de l'anorexie masculine, arguant que personne ne peut porter de tel vêtement), les clients, eux, accourent. Le style Slimane envahit rues et magazines et se fait copier à l'infini. Ses défilés deviennent des événements encore plus courus que ses versions féminines.
Évidemment, Dior Homme ouvre la brèche pour les autres marques de luxes qui se lancent dans l'aventure, poussées par la demande chinoise, le marché majeur à conquérir. Comme le rappelle Libération, les hommes y représentent 70 % des clients du marché du luxe. Un trait culturel facilement explicable (c'est l'homme chinois qui travaille et voyage, ayant alors besoin de s'habiller, mais aussi de se voir offrir des cadeaux d'affaires), que la mode doit prendre en compte.
Les rayons destinés à l'homme s'agrandissent dans les magasins des marques qui redoublent d'efforts pour forger leur style. Se développent alors campagnes de communication et lignes d'accessoires tandis qu'on embauche des directeurs artistiques prestigieux pour une clientèle qui en demande toujours plus. Les fashion weeks deviennent des événements courus, la liste de ceux qui y défilent s'allongent : pas moins de 49 noms pour celle de juin 2015. La mode masculine connaît une ascension dont on ne voit toujours pas la fin.
Alors que la garde robe féminine propose de nombreuses possibilités de formes et de coupes, les hommes se retrouvent (dans un premier temps) cantonnés au vestiaire classique, entre looks de ville et de travail, jeans-T-shirts ou costume. La marque n'y est qu'une plus-value, se démarquant en douceur en variant matières et imprimés et jouant la nouveauté en accessoires. A l'exception de quelques créateurs fantasques, le vestiaire homme de luxe reste relativement traditionnel.
Mais, c'est bien connu, la tendance vient de la rue et les marques vont devoir s'adapter à l'émergence d'hommes de plus en plus lookés. En plein dans une génération où les tenues doivent récolter des "likes" Instagram et figurer sur des blogs, l'originalité fait rage chez les deux sexes pour être photographié à l'entrée des défilés. Le phénomène hipster et toutes ses déclinaisons finissent dans le même temps d'enterrer l'idée qu'il n'est pas masculin de se préoccuper de son apparence.
Inspiration pour de nombreux jeunes, les stars actuelles participent à cette banalisation de l'homme accro aux vêtements, en squattant les premiers rangs et des défilés et les campagnes de publicités. Il n'y a qu'à regarder ces Kanye West et autres Pharrell Williams qui ont fait de leur look léché leur marque de fabrique, osant un avant-gardisme décomplexé. Même le milieu du hip hop, qui a depuis longtemps brandi la virilité comme un étendard, se laisse séduire par la mode.
L'homme et la femme se retrouvent presque égaux face à la mode. Mais sont-ils égaux dans la manière de s'habiller ? Les femmes se sont depuis longtemps appropriées les habits masculins (rappelez-vous Coco Chanel), donnant naissance au look androgyne. Dans la lignée naissent les marques mixtes, déclinant produits similaires pour hommes et femmes. Mais jouant souvent sur le côté minimal, elles apparaissent avant tout comme des vêtements masculins aussi portables par les femmes. Si Jean Paul Gaultier avait tenté de leur faire porter des jupes, les hommes porteront-ils un jour des vêtements de femmes ?
Les derniers défilés de Londres et Milan donnent à croire que c'est possible, alors que des touches féminines ont envahi les défilés masculins : Burberry propose des hauts en dentelle, Prada des minishorts, alors que Gucci brouille les pistes jusqu'au bout. Sur le podium, des hommes et des femmes aux looks et à l'apparence similaires, entre blouses transparentes et pyjamas en soie. Reste à savoir si le client succombera et si la tendance est faite pour durer. Car la mode masculine n'est qu'au début de sa formidable croissance. Un long chemin d'expérimentations l'attend et l'amènera, peut être, à une libération totale des looks.
Si l'homme a totalement assumé sa mode, aboutissant aux fashion weeks actuelles, c'est, pour Gérald Cohen, auteur de La mode comme observatoire du monde qui change, la conséquence directe de l'émancipation des femmes dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. "L'évolution des moeurs est possible par les femmes, c'est elles qui ont poussé à plus de liberté. En gagnant la leur, elles ont enlevé aux hommes de nombreux poids dont ils ne voulaient pas vraiment." La liberté des femmes s'accompagne de celles des hommes, notamment dans le domaine de la mode que jusque-là la société leur interdisait.
Les évolutions poussées par les femmes ont aussi permis aux minorités de sortir de l'ombre et de revendiquer leur identité, notamment les homosexuels. "En terme de mode masculine, les homosexuels ont montré le chemin." En assumant leur corps et un style assumé (notamment le port du short, des sandales, des marcels), ils ont banalisé et lancé des tendances reprises et acquises par tous, hétéros compris.
L'égalité des sexes est loin d'être acquise : les luttes féministes continuent et doivent continuer de faire évoluer les mentalités. Dans leur sillon, elles décomplexeront toujours plus les hommes face à la mode. "Plus les femmes seront libres, plus les marques vendront de vêtements aux hommes", concluent Gérald Cohen. Alors merci mesdames !