Société
La mini-révolution sexuelle à roulettes : comment le roller a décoincé la jeunesse victorienne
Publié le 18 mai 2015 à 16:41
Par Catherine Rochon | Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
L'Américain James Leonard Plimpton se doutait-il qu'il allait participer à l'émancipation de la jeunesse victorienne avec ses fameux patins à roulettes ? Retour sur une petite révolution sexuelle à l'ère de la crinoline et des corsets.
Des couples victoriens faisant du roller dans un parc, illustration de George du Maurier, 1876. Des couples victoriens faisant du roller dans un parc, illustration de George du Maurier, 1876.© George du Maurier
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C'est un fait : amener sa mère à un rendez-vous galant n'est jamais une très bonne idée. C'est pourtant à cette convention que les jeunes gens de la haute société et des classes moyennes anglaises devaient se plier à l'époque victorienne. Chacun de leurs mouvements, que ce soit à l'occasion d'une flânerie dans un parc ou d'un bal était scruté et monitoré par un chaperon. De quoi rafraîchir très sérieusement l'atmosphère et couper les ailes des potentiels prétendants. Engoncée dans son corset, noyée sous la crinoline, étouffée par la bienséance et prise en étau par des traditions séculaires, la jeunesse victorienne frôlait l'asphyxie. Du moins jusqu'en 1863, date à laquelle le génial Américain James Leonard Plimpton a lancé son invention : le patin à roulettes.

Les premiers patins inventés par James Plimpton en 1884. © Spalding's Manual of Roller Skating

Conscient de l'énorme potentiel commercial de sa création, Plimpton ouvre les premières pistes de rollerskates à New York et Rhode Island. Et son invention va rapidement traverser l'Atlantique, portée par sa réputation d'activité familiale et saine. Très vite, la "rinkomania" (le terme "rink" désigne la patinoire), comme la surnomme la presse de l'époque, gagne l'Angleterre. Pas moins d'une cinquantaine de patinoires à rollers s'ouvre à Londres. La jeunesse anglaise se rue vers ces nouveaux lieux à la mode, mais pas seulement pour faire de l'exercice.

"La patinoire à rollers est un terrain neutre sur lequel les deux sexes peuvent se rencontrer sans l'apparat et le cérémonial imposés par la société", explique le journal australien Port Macquarie News. Sur les patinoires, les jeunes gens frustrés de bonne famille s'ébrouent et se courtisent en échappant l'espace de quelques heures au regard inquisiteur de leur austère chaperon. Enfin libres de se tenir par la main, de se regarder dans le blanc des yeux (au lieu de se jeter des regards furtifs et gênés) ou de se murmurer des mots doux à l'oreille tout en tentant de maintenir un équilibre précaire sur leurs deux roues.

Comme le rapporte Justin Parkinson dans son article intitulé The Victorian Craze That Sparked a Mini-Sexual Revolution, une BD croquée à l'époque dans le Illustrated Sporting and Dramatic News faisait écho au phénomène : "Si tu veux être mon Valentin, il va falloir que tu apprennes à briller sur les patins de Plimpton". Une chronique dédiée aux jeunes femmes de Londres éditée dans le Calfornia Mail dépeignait également l'ampleur du phénomène de la rinkomania, qui "s'est propagée à une vitesse extraordinaire, jusqu'à ce que chaque espace disponible soit menacé d'être converti en terrain d'asphalte sur lequel les jeunes hommes et demoiselles ont la possibilité de tournoyer sur leurs roulettes, vêtus de leurs chapeaux et des costumes à la mode créés pour la patinoire".

Une carte de St-Valentin de l'époque victorienne sur laquelle un angelot porte des patins à roulettes. © Museum of London

En effet, la mode a elle aussi suivi le mouvement. Rompant avec les codes vestimentaires très formels de l'époque, les vêtements se font plus cintrés et plus courts pour faciliter les déplacements des patineurs amateurs. Les élégantes sont même encouragées à renoncer aux corsets étouffants. Loin d'avoir l'impact de la révolution sexuelle qui déferlera sur l'Angleterre et le reste de l'Europe un siècle plus tard avec l'avènement de la mini-jupe, de la pilule contraceptive et du "Peace and Love", le règne du patin à roulettes à la fin du 19e siècle insuffle une petite bouffée d'air à une jeunesse en mal de liberté.

Un mariage sur roulettes à Berlin, publié dans Le Petit Journal illustré du 22 août 1909. © Sipa

La folie du patin atteint son pic à la fin des années 1890. Quelques années plus tard, le phénomène commence à se tarir et les patinoires, bâties à la hâte, commencent à se vider, puis à fermer. Dans son livre "Social Transformations of the Victorian Age" paru en 1897, l'écrivain Thomas Hay Sweet Escott se rappelle avec nostalgie de cette époque pendant laquelle les jeunes gens pouvaient joyeusement glisser sur leurs roulettes sans se faire broyer par le rouleau compresseur des conventions.

Les rapprochements entre ladies et gentlemen, loin d'être licencieux, "auront probalement été innocents. La plupart ont abouti à un mariage merveilleux", note Thomas Hay Sweet Escott. "Mais ce n'est pas sans choquer son sens de la propriété maternelle que la matronne anglaise et ses idées démodées a vu ou entendu que sa fille avait virevoleté au bras de jeunes hommes qu'elle venait tout juste de rencontrer." How shocking.

Un siècle plus tard, les années 70 verront le roller ressurgir en pleine période disco, offrant de nouveau aux teenagers l'opportunité de se rencontrer et de flirter sans être épiés et jugés par les adultes. Roulez jeunesse !

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