Pourquoi voir La zone d'intérêt, en salles depuis le 31 janvier ?
La vraie question serait plutôt : pourquoi ne pas voir La zone d'intérêt ? Car le dernier long-métrage du trop rare cinéaste britannique Jonathan Glazer s'impose comme une évidence. Un choc naturellement, mais aussi, d'ors et déjà, le plus grand film d'une année qui ne fait que commencer. En relatant minutieusement le quotidien du commandant d'Auschwitz Rudolf Höss et de son épouse Hedwig, le metteur en scène a relevé un défi ambitieux : proposer la mise en son de l'horreur des camps d'extermination. Mais pas seulement.
Ainsi de la violence d'Auschwitz, l'on ne verra rien ou si peu, l'on entendra - beaucoup. Surtout, loin de se limiter à ce concept déjà dense, Glazer dresse un portrait de femme glaçant, en s'attardant sur Hedwig, interprétée par une remarquable Sandra Huller (qui manie aussi bien l'ambiguïté que dans l'ultra primé Anatomie d'une chute), et plus encore une réflexion passionnante sur le couple, et l'unité familiale. C'est brillant.
Et nécessaire.
L'un des coups de génie de Jonathan Glazer, c'est celui-ci : dépeindre la banalité du mal. Et à travers elle, davantage encore la banalité que le mal. Ainsi, la caméra va évoluer d'une limpide manière dans cette "zone d'intérêt", autrement dit, les 40 kilomètres carrés qui entouraient le camp d'extermination d'Auschwitz, et s'appesantir sur la psychologie d'une mère de famille qui envisage l'endroit... Comme son coin de paradis.
Dès lors, cet ilot cauchemardesque qui à sa manière s'inscrit dans l'Histoire devient une forme de déclinaison monstrueuse du "home sweet home". Enfants, mari aimant, et même chien fidèle (très présent tout au long du film) viennent composer ce tableau idyllique. On a l'impression qu'un tableau déformant de foire a été posé face à ce schéma "atomique" et traditionnel. En émane une aberrante défiguration. Tout à fait obscène.
Tout aussi obscènes, les dialogues savamment écrits d'un film qui n'en déborde pas. Les répliques les plus anodines, sur le jardin, les fleurs, la santé des enfants, la "vitalité" des lieux, font l'effet d'échos discordants, par rapport au contexte de ce récit, à tout ce qui se passe et s'entend... "A côté".
L'ironie est glaciale.
Cependant, sous cette ironie bat un coeur : cela rend le sentiment d'horreur bien plus considérable encore. Car le cinéaste nous laisse entrevoir les instants de tendresse et de complicité qui font de Rudolf et Hedwig ce qu'ils sont : des tortionnaires, des monstres, des antagonistes ? Sûrement.
Mais surtout : un couple. Dont l'anatomie se voit brodée par petits morceaux. Une contemplation sur un lac, qui pourrait se superposer à n'importe quelle scène de la vie conjugale commune. Un dialogue rigolard au lit, où l'évocation de vacances éventuelles tapissent l'éventualité d'un ailleurs. Ou, et c'est admirable, un coup de téléphone final qui laisse envisager la solitude vertigineuse des barbares.
En s'immergeant au sein d'une "vie de rêve" hétéropatriarcale qui côtoie littéralement l'enfer (une séquence nocturne de flammes perçues à travers les fenêtres de la maison en témoignera), Jonathan Glazer ne réalise pas simplement une "mise en son" tétanisante d'Auschwitz, à la bande originale cauchemardesque, ou une captation quasiment documentaire du quotidien des bourreaux. Mais une réflexion polymorphe et dense sur des choses qui s'inscrivent bien au delà de l'époque décrite. C'est ce qui rend ce film obsédant.
Et nécessaire. Note fondamentale de la vaste partition qui constitue ce film-monstre, Sandra Huller a réalisé l'exploit, finalement, de hanter deux séances phares sur la conjugalité et sa sourde violence. Anatomie d'une chute et La zone d'intérêt, deux films qui ont plus en commun qu'on ne pourrait le croire ? Certainement.