"Je suis épatée par celles qui réussissent à ne pas être en colère. Comment est-il possible de regarder l'état du monde, l'impact du patriarcat et du capitalisme sur nos vies, et de ne pas avoir envie de s'arracher les cheveux et de tout cramer ?". C'est cette réflexion aussi intime que politique qui traverse Vénère, le nouvel essai de Taous Merakchi, autrice, connue sous le pseudo de Jack Parker, d'ouvrages comme Le grand mystère des règles et Witch, please.
Vénère est l'histoire d'une femme en colère dans un monde d'hommes. Des raisons de cette rage au ventre qui éclot dès l'enfance, de sa stigmatisation sexiste, de son expression de la rue aux réseaux sociaux, de la société dans laquelle cette colère évolue. Mais aussi, de la manière dont ce ressenti viscéral peut être révolutionnaire, suscitant indignation et mobilisations, ou dont il peut faire mal, jusqu'au redouté burn-out militant.
Biographie émotionnelle, dont l'écriture remue le ventre comme l'intellect, Vénère est un manifeste fièrement dédié "aux harpies, ogresses, hystériques, folles à lier, femmes fatales, vieilles sorcières" et s'envisage autant "comme une déclaration de guerre que comme une lettre d'amour". Déclaration contre les harceleurs, agresseurs et autres "mecspliqueurs", et plus globalement contre une culture patriarcale qui diabolise l'émotion vive. Le récit d'une jeune fille en feu, donc.
Taous Merakchi est revenue pour Terrafemina sur cette réflexion incarnée et complexe.
Taous Merakchi : Au début, j'essayais d'écrire quelque chose de plus distancié, mais je n'y arrivais pas. La colère est une émotion viscérale. J'ai tenté de partir d'exemples plus vastes, dans l'Histoire, dans la société... mais ça ne fonctionnait pas : il fallait juste que je parte de ma propre expérience. Un choix qui me permet aussi de ne pas prendre la parole à la place d'autres personnes.
Vénère vise un public différent de celui qui a l'habitude de lire des essais féministes qui se veulent à peu près "objectifs" car c'est un récit très subjectif, comme pouvait l'être Mortel, mon podcast. C'est mon point de vue. Ce qui est également une façon de me protéger : on ne peut pas dire "vous avez tout faux" car ce sont mes émotions que je raconte. C'est tout simplement moi.
T.M. : C'est l'équipe éditoriale qui s'est chargée de cette organisation car moi, je n'y arrivais pas. J'ai tout écrit dans le désordre et ce sont eux qui se sont chargés d'assembler les pièces du puzzle. Je n'y parvenais pas car tout était trop intense. Ils ont finalement bougé quelques chapitres mais la progression de l'ensemble était assez logique. Ne serait-ce que parce que j'évoque mon enfance, mon adolescence : il y a des points de repère narratifs. Le storytelling s'est fait naturellement.
Et puis, Vénère, c'est mon quotidien, il s'articule autour d'événements plus ou moins marquants, de choses qui se construisent au fil des années, et de fulgurances plus violentes. Comme un voyage autour de ma propre colère. Sans fin heureuse type "aujourd'hui ça va beaucoup mieux, j'ai de l'espoir, je me sens libérée !".
Non, ma colère n'a pas disparu, la société qui l'alimente n'a pas changé. L'important, c'est que cette colère me fasse le moins de mal possible.
T.M. : Exactement. Ce n'est pas : "Je suis née tel jour, et à la fin...". Il y a des rebonds, des retours en arrière, ce n'est pas forcément linéaire. Dans la vie, certaines choses que tu as vécues mettent dix ans à te revenir, se répercutent à un moment A, puis B, puis C. C'est une manière authentique de dire les choses.
T.M. : Oui. Je vois d'ailleurs parmi les militantes féministes un grand retour à ce moyen d'expression très populaire il y a quelques années : se raconter soi, raconter sa société à travers soi. La théorie est hyper importante dans les luttes féministes, mais les exemples d'humains qui vivent des choses au quotidien, extériorisent leur ressenti et leur expérience, c'est tout aussi fondamental pour comprendre.
J'ai besoin de cette connexion humaine. Ne serait-ce que pour écouter les personnes concernées. On peut avoir des idées très arrêtées, ou manquer d'informations, sur le travail du sexe ou les transidentités par exemple et c'est souvent par le biais de ces témoignages qu'on parvient à les déconstruire.
T.M. : On dit que notre colère est contre-productive. Mais j'ai aussi testé la pédagogie et ça ne fonctionne pas davantage. Parfois, les gens, les hommes notamment, n'ont simplement pas envie de comprendre, car cela ne les arrange pas. En allant contre ma nature, je me suis rendue compte que je me faisais du mal, tout ça pour me battre avec des moulins et n'aboutir à rien.
Alors voilà, je n'abandonne pas le combat : je le fais juste autrement. Certaines personnes ne sont convaincues par rien quand tu abordes les enjeux féministes. Ni par une source universitaire, ni par une pédagogie calme, sereine... Ce n'est pas comme ça que l'on va gagner non plus. Soit ils comprendront sur le tard, se retourneront et observeront un monde que l'on serait parvenues à changer, soit ils finiront simplement aigris.
T.M. : Voilà. Et on fait ça gratos en plus ! Au détriment de notre santé. Cela me fait penser à l'intervention de Salomé Saqué dans l'émission 28 Minutes, expliquant l'urgence climatique devant des mecs qui se foutaient de sa gueule et n'arrêtaient pas de rire entre eux. L'ego se met toujours en travers de la route et stoppe des réflexions qui dépassent ceux qui s'en moquent.
T.M. : Oui. Accepter de ne pas comprendre est encore une autre étape. Dire : j'accepte que je ne comprends pas, mais je te crois. On a tous cette réaction face à une nouvelle idée : l'incompréhension, la perturbation puis le rejet.
Avoir l'humilité de se dire : "Je n'arrive pas à comprendre", accepter que l'on a tous un peu d'ignorance en nous, c'est important. Après tout, l'ignorance est une expérience universelle. Mais l'avouer n'est pas évident quand il est question d'egos démesurés.
T.M. : Carrément, et le pire dans cette scène c'est qu'Apolline de Malherbe n'est même pas en colère à la base ! Le nombre de femmes qui ont subi ce fameux "Calmez-vous" sans même être énervées... Forcément, la réaction basique est de s'énerver pour dire qu'on est calme (rires). Ce phénomène rejoint ce que j'écris dans le livre : "Etre entourée d'hommes et se sentir complètement folle".
Dès que l'accusation d'"hystérie" est là, il n'y a plus moyen de caler la moindre chose derrière. C'est un piège rhétorique employé depuis des millénaires et toujours aujourd'hui, sans le moindre complexe. Ce qui se ressent à travers le fait de lâcher ça dans ce cas précis, c'est aussi le sentiment d'impunité.
Ce "calmez-vous" est lâché sans honte et cherche à faire culpabiliser l'autre.
T.M. : Oui. Dans le cas de bien des femmes, leur milieu socioprofessionnel ne leur permet pas ce choix, tout simplement parce qu'elles doivent garder leur taf. Moi, j'ai la chance d'être dans un cercle privilégié, avoir voix au chapitre, être éditée, je peux me permettre de dire "je ne suis pas désolée". En espérant que cela donne du baume au coeur à celles que personne n'écoute. Qu'elles sachent que ce n'est pas de leur faute.
T.M. : Je ne pense pas que la réappropriation soit la solution ultime. Tout comme celle d'insultes stigmatisantes et sexistes telles que "salope". C'est une situation plus complexe qui dépend des expériences de chacune, des armes que chacune se choisit. En fait, je ne crois pas que nos ennemis perçoivent vraiment la nuance de cette réappropriation.
Quelle que ce soit la manière dont on choisit de lutter, c'est comme si ce n'était jamais la bonne. C'est aussi pour cette raison que le combat féministe va encore durer durant des générations.
T.M. : Complètement. Je n'ai jamais vu la colère féminine trouver autant de légitimité que dans l'adolescence. A l'adolescence, on te dit : "C'est normal". Puis à un moment, ça ne le devient plus aux yeux des gens. Cette colère devient immature, malsaine... Pas féminine.
En fonction du regard des autres, je définis ma culture comme ado, immature, une colère qui serait mal vue. La preuve, c'est que j'ai récemment lu une internaute écrire à propos de mon livre (qu'elle n'a évidemment pas lu) : "Je ne vois pas ce que pourrait apporter ce livre, à part alimenter de la colère, de la haine et des conflits entre les deux sexes...". Mais ces conflits, ce n'est pas du tout moi qui en suis la cause ! (sourire)
On blâme celle qui est en colère, pas la raison de sa colère. Et l'indignation que ce constat provoque, elle est aussi très adolescente. C'est le sentiment d'injustice. Parfois, j'ai envie de taper du pied en disant "c'est pas juste !". Et c'est très ado comme attitude. On dit des colères d'adolescente que c'est "juste un cap à passer". Mais moi, ce n'est jamais passé ! (rires)
T.M. : Voilà. J'étais persuadée qu'il n'y avait que deux façons d'être femme. D'une part, le cliché de la camionneuse pas féminine, de l'autre, la femme absolue, l'entité idéale vendue par le magazine Elle. Si je ne me retrouvais dans aucune de ces définitions, alors c'est que je ne devais pas être femme.
C'est hyper violent de se construire dans la honte et le dégoût. On perd un temps monstrueux à déconstruire toutes ces choses dont l'on est finalement pas responsable. Il est évident que les rôles assignés et les stéréotypes de genre sont aussi nocifs pour les hommes que pour les femmes.
Dès l'enfance, on interdit aux petites filles d'être en colère. On leur dit : "Ce n'est pas féminin, ça ne se fait pas". Comme ces histoires de bleu et de rose, ce n'est basé sur rien du tout. A ma petite fille, qui a deux ans, j'explique : "Tu as le droit d'être en colère, c'est plutôt la façon avec laquelle tu l'exprimes qu'il faudrait retravailler" (sourire). Je fais en sorte qu'elle comprenne que les émotions qu'elle éprouve sont légitimes.
T.M. : Oui, je ne dis pas juste "regardez comme je suis forte et en colère !". Je rappelle aussi que j'ai super peur et que j'aimerais bien ne plus avoir peur. Derrière ma démarche de Terminator, il y a simplement une meuf qui flippe.
Je ne serais pas aussi en colère dans la rue si je n'avais pas aussi peur. J'aimerais être une guerrière incroyable qui fonce dans le tas, mais la réalité me rappelle tout ce que je risque en permanence.
T.M. : J'ai peur, donc ça me met en colère, et ma colère me fait adopter une attitude qui me met dans une situation qui me fait peur. C'est l'une des grandes discussions que j'ai avec ma psy : comment habiter un espace public où tout me fait peur et me rend folle de rage ?
Je vois tous les regards, les gestes, j'aimerais pouvoir avoir des oeillères et ne me limiter qu'à mon champ de vision. Tu as cette envie de réagir tout en sachant que le mec en face de toi est trois fois plus fort et peut te détruire.
T.M. : Oui, si je me mets à parler en verlan de manière un peu vénère, on va me dire que je suis le cliché de la caillera, et me sortir des trucs sur les algériens, type "vous avez ça dans le sang la bagarre". Sans jamais se demander bien sûr comme les principaux concernés sont traités en France.
On assigne deux stéréotypes aux femmes maghrébines. Soit celui de la femme soumise et voilée, obéissante à son mari et à son père. Soit celui de la caillera agressive qui a grandi comme "un bonhomme" pour survivre dans sa cité. Là pareil, il n'y a pas de nuance dans ces représentations.
Plus jeune, j'étais bloquée des deux côtés du spectre de mon identité. Métisse, j'ai grandi à Paris, dans le 12e arrondissement, un milieu majoritairement bobo, mais je redevenais, dès que je retrouvais des amies ou amis d'amies, la rebeu ou la bougnoule de service. Cela fausse beaucoup de choses.
C'est difficile de ne pas éclater en mille morceaux quand son identité est sans cesse remise en question avec un vernis différent. Moi, je suis qui je suis.
T.M. : Dans un milieu où tout se dit à demi-mot, tu as cette femme qui décide d'agir, non pas après, mais pendant cet événement, c'est très fort. Évidemment, elle a été raillée par des gens qui ont préféré juger son attitude plutôt que d'essayer de la comprendre.
Mais aux autres, elle donne de la force. C'est aussi ce que j'essaie de faire avec Vénère : ne pas convaincre tout le monde mais soutenir celles qui en ont le plus besoin. Mon but n'est pas de gagner un concours de popularité. Si je perds des gens, tant pis.
T.M. : Oui. Quoi que l'on fasse, on est perdante. Il y aura quelque chose à contredire. C'est aussi pour ça que je suis fatiguée d'essayer de convaincre les gens. Tout comme, dans le cadre de la promotion de Vénère, il y a des plateaux que je refuse, des médias au sein desquels je n'ai pas envie d'intervenir.
Je m'en fous de vendre des livres si c'est pour me faire démonter en live par un mec sur un plateau télé – au risque, en plus, de me prendre une vague de cyberharcèlement dans la gueule. Certaines militantes comme Rokhaya Diallo parviennent à se battre dans ce cadre. Mais je n'en suis pas capable.
T.M. : Elles sont nombreuses. Rokhaya Diallo, Nadia Daam, Pauline Harmange (autrice de Moi les hommes, je les déteste), Assa Traoré... Plein de femmes qui mènent un combat depuis des années et sans lesquelles je n'aurais certainement pas pu écrire mon livre.
T.M. : Tout part de la colère. C'est parce qu'on est révoltée et outrée qu'on milite. On ne peut pas militer en étant polie, conciliante, en caressant tout le monde dans le sens du poil. La question est : comment vivre cette colère sans qu'elle éclabousse tout le monde ? Et sans qu'elle nous fasse du mal ?
Ce n'est pas pour rien qu'on observe autant de burn-out militants autour de nous : c'est compliqué. Il faut essayer de ne pas se faire trop mal, perdre la santé, rester droite par rapport à ses valeurs, et surtout... à l'écoute.
Aujourd'hui avec ce livre, je ne cherche pas à marquer l'histoire de la littérature. Mon but c'est que tous mes livres soient obsolètes. C'est à dire, que l'on me relise un jour en se disant :" n'importe quoi, on a plus besoin de ça aujourd'hui !" (rires). En ce sens, je n'aspire qu'à l'obsolescence...
Vénère, par Taous Merakchi.
Editions Flammarion, 255 p.