Et si plutôt que de dire "connasse", on lançait "sous-merde" ? Et si on remplaçait "enc*lé" par "enfoiré·e" ? Ou encore, "beauf" par "fond de benne" ? C'est ce que proposent Alice Pfältzer et Laëtitia Abad Estieu, des comptes @je.suis.une.sorcière et @cestquoicetteinsulte, dans Garce, hystérique et autres joyeusetés (ed. Mango), un ouvrage aussi drôle et ludique que fouillé et pédagogique.
A l'intérieur, les deux autrices féministes s'attachent à répondre à deux questions : "Que veulent vraiment dire nos insultes ?" et "comment insulter sans discriminer ?" Alors, elles dissèquent les gros mots que l'on emploie fréquemment en français, les classent dans deux catégories distinctes - insultes oppressives et insultes inclusives - et offrent à celles qui relèvent de la première des alternatives bienvenues émanant de la seconde.
Au lieu de proposer "une police de la langue", Alice Pfältzer et Laetitia Abad Estieu préfèrent s'assurer que chacun·e est conscient·e de ce qu'iel prononce en choisissant un terme plutôt que l'autre. Une démarche profondément nécessaire qui ne manque pas de provoquer de l'amusement quand on parcourt les lignes de ce bouquin qu'on glisserait bien sous le sapin. Et surtout, qui parvient à ouvrir un dialogue tout aussi essentiel. Echange.
Laetitia Abad Estieu : Pour ma part, j'ai réalisé qu'il y a plein d'insultes qu'on utilise tout le temps et dont on ne connaît pas l'étymologie ou l'origine. Ce qui implique qu'on ne réalise pas qu'on véhicule, par ce biais, de nombreuses discriminations et qu'on perpétue un système de hiérarchie sociale. Je me suis dit que c'était intéressant d'étudier cela. La langue en elle-même est intéressante - et puis les insultes, les gens aiment ça. Le champ des insultes est infini, aussi.
Alice Pfältzer : Pour moi, c'est plutôt parti d'une réflexion personnelle. Je me suis interrogée sur ce qui faisait que des insultes me touchaient plus que d'autres, et sur pourquoi, lorsque j'en entendais certaines en particulier, je me sentais salie.
Je me suis également demandée si des insultes pouvaient donner ce même sentiment d'être sali aux hommes cisgenres, et la réponse est que - en tout cas dans mon entourage, je suis de banlieue parisienne - pour vraiment salir, dégrader un mec cis, on utilise des insultes qui désignent les femmes ou personnes perçues comme femme. On lui dit que c'est 'vraiment une pute' ou 'vraiment une salope'.
Je n'ai pas tout de suite pensé à l'étymologie, mais je me suis questionnée sur ces insultes. Pourquoi les insultes dédiées aux femmes et personnes perçues comme telles étaient souvent portées autour de l'apparence physique ou du corps et du rapport au corps, et pourquoi est-ce que, a priori, ce n'était pas la même chose pour les insultes dédiées aux hommes cis ?
A. P. : On a scindé le livre en deux. Je me suis occupée de la partie insultes discriminantes et oppressives, et de leur réappropriation, et Laetitia est venue apporter des insultes "inclusives", qui prouvent qu'on peut continuer d'insulter sans être discriminant·e.
La réappropriation est venue dans le même cheminement de pensées que ce dernier angle. A mon sens, c'est un moyen d'enlever aux insultes leur poids discriminant, leur pouvoir oppressif. Selon moi, ce mécanisme est évidemment réservé aux personnes concernées.
Si un mec cis dit 'je suis une salope', il s'approprie toute une histoire qui n'est pas la sienne. De la même façon que moi, je n'irais pas dire que 'je suis un pédé'. Ce sont des discriminations que je ne subis pas, que je peux connaître mais pas comprendre dans leur entièreté et ce serait complètement malvenu de ma part de m'approprier cela.
La réappropriation, c'est reprendre ce qui nous est dû, selon moi. Et la réappropriation doit concerner les personnes concernées. Car c'est aussi un moyen de visibiliser une cause. On peut donner de la visibilité si on n'est pas concerné·e, mais on ne peut certainement pas prendre la parole à leur place.
L. A. E. : La réappropriation d'insultes est depuis toujours une vraie arme politique, et on l'a vu dès le mouvement de la négritude. C'est l'arme qu'une catégorie sociale va pouvoir utiliser quand elle n'a pas le pouvoir de faire stopper l'emploi de ces mots. On ne peut pas empêcher les gens d'utiliser des insultes qui nous stigmatisent, alors le seul moyen de s'en sortir, c'est de l'utiliser comme un drapeau. Et c'est politiquement hyper fort.
Donc oui, seul·e·s les concerné·e·s peuvent l'utiliser. C'est essayer d'effacer une discrimination en l'affichant comme drapeau. De dire : 'ça ne me fait plus mal car maintenant je m'en sers comme une arme'.
L. A. E. : On peut déjà se baser sur le cadre légal qui existe. Tout ce qui est raciste, homophobe, sexiste, validiste... est déjà interdit et il y a des peines prévues à cet effet. On entend 'on peut plus rien dire' mais nous, on veut seulement appliquer la loi.
Ce qui est important de préciser également, c'est qu'avec notre livre, on ne fait pas du tout la police du langage : les gens disent ce qu'ils souhaitent. On est davantage dans une démarche de pédagogie, on n'est pas là pour taper sur les gens. Mais à choisir, cela reste mieux de prononcer des insultes dites inclusives et appropriées, et d'éviter d'utiliser des termes discriminants. Après, 'putain' par exemple, qui est une insulte oppressive, est fréquemment employé comme un tic de langage. Moi, ça m'arrive.
A. P. : Je ne pense pas qu'on devrait bannir les insultes discriminantes, je pense - et c'est la vocation de notre livre - qu'on devrait éduquer sur ce qu'elles disent vraiment et ce qu'elles provoquent dans la société et dans notre vision du monde.
Et après cet acte d'éducation, laisser le choix aux gens. Une fois qu'on sait ce qu'on dit quand on dit 'salope', 'pédé', qu'on l'a intégré, quel est notre choix propre ? On ne peut plus faire semblant de ne pas savoir, on sait ce que ça provoque, la façon dont cela affecte notre vision du monde, alors quel rôle veut-on jouer dans tout ça ?
L. A. E. : Oui, car sinon, cela devenait très négatif. Et la vérité, c'est qu'il y a plein d'insultes qui sont OK. On redécouvre aussi de nouvelles insultes, c'est ludique. Plein de personnes nous disent : 'On a qu'à arrêter de s'insulter' mais ce n'est pas très réaliste. Ajouter des gros mots inclusifs donne un côté plus fun, et prouve que c'est possible d'insulter sans discriminer.
A. P. : Cette section ouvre aussi le dialogue. Dans les retours que j'ai eus, de nombreux·se·s lecteurs et lectrices m'ont demandé : 'Telle insulte, elle est inclusive ou oppressive ?'. Cela a permis d'entamer une conversation. D'autres ont donné la liste de leurs insultes inclusives préférées, comme 'fond de benne', qui a un certain succès (rires). Là aussi, cela crée une discussion.
A. P. : J'ai beaucoup de mal avec "pute", car je trouve que le mot concerne un nombre considérable de personnes et, même dans un esprit de réappropriation, c'est un peu compliqué. Le terme désigne les femmes et les personnes perçues comme telles pas nécessairement travailleuses du sexe. Et il y a des travailleuses du sexe qui subissent de plein fouet toute cette discrimination, ces idées reçues, la construction sociale bâtie autour de leur profession. En plus, il s'agit d'une insulte qui, au-delà d'englober du monde, englobe plein de significations tout aussi crades les unes que les autres.
"Beauf" aussi m'irrite particulièrement. On a tendance à croire que c'est une insulte "sympa", alors qu'elle traîne avec elle une discrimination qui concerne la majorité de la population. Elle est par ailleurs sournoise, car elle change avec les années, elle se transforme au fur et à mesure que la société évolue.
Et puis forcément : "hystérique" ! Cette insulte qui vient tout droit de l'utérus.
L. A. E. : Pour moi, ce sont celles qui émanent du validisme et de la psychophobie. Dès les nouveaux cas de viol, de féminicide ou les discours d'Eric Zemmour par exemple, on lit des "il est taré", "il faut l'enfermer", "il est schizophrène". Tout ce qui peut exister comme conditions psychologiques. Cela entraîne deux soucis majeurs : une stigmatisation de la santé mentale, alors que les actes sexistes et les discours racistes n'ont rien à voir avec une quelconque maladie mentale. Et ensuite, une déresponsabilisation des auteurs de ces actes.
On dit que ce sont des monstres, des fous, on les sort de la société et si on les en sort, on n'a pas besoin de réfléchir aux dynamiques nocives qui s'y logent ni aux discriminations systémiques. Je pense que les insultes psychophobes sont du coup très problématiques, et on n'y pense pas souvent. Alors qu'elles sont très présentes sur les réseaux sociaux, notamment.
A. P. : Oui. La langue évolue sans arrêt et les insultes font partie intégrante de celle-ci et donc, de la perception du monde.
L. A. E. : Quand on choisit un terme qui n'a rien d'insultant et qu'on le transforme en insulte, cela révèle toute une politique de société. Décider que "garce", qui est simplement censé être le féminin de "gars", est une insulte, fait passer un message très fort. Les insultes sont censées être les pires choses à dire à quelqu'un. Et lorsqu'on dit à quelqu'un qu'elle est une 'garce', on implique que le fait d'être une fille, une femme est cette "pire chose".
A. P. : Le fait que ce terme devienne une insulte en dit long : on souhaite marginaliser les garces, donc les femmes.
Par ailleurs, sur les réseaux sociaux, on a pu voir l'apparence de l'acronyme HSBC (qui fait référence à l'homme blanc, hétérosexuel et cisgenre, ndlr). Quand on voit le tollé que cela a provoqué - alors que ce n'est pas une insulte mais un terme qui exprime une réalité - quand on voit comment c'est reçu par lesdits HSBC, c'est assez effarant. Il y a deux poids deux mesures. Car ces mêmes HSBC ne se privent pas d'utiliser des insultes oppressives.
L. A. E. : Cela prouve à quel point ils ne sont pas habitués à voir leur identité propre se muer en insulte.
L. A. E. : Qu'il faut qu'ils s'interrogent. Pourquoi répliquent-ils cela automatiquement lorsqu'on évoque le caractère discriminant de nombreuses insultes ? De plus, ce n'est pas vrai qu'on ne peut plus rien dire. On est seulement en train de discuter des termes employés et de leur impact.
Ceux qui affirment qu'ils ne peuvent plus rien dire devraient prendre le temps de remettre en question ce qu'ils ont envie de dire, justement. Après, si on parle des HSBC, on parle de millénaires pendant lesquels ces hommes-là n'ont pas été remis en question. Donc ils ne comprennent pas ce qui se passe.
A. P. : Au-delà de ça, en sachant qu'on nous a longtemps enseigné que tout ce qui se rapportait au corps dit féminin étaient des sujets dont on ne pouvait pas parler, c'est un comble que quand on s'exprime aujourd'hui, nos interlocuteurs nous répondent qu'ils ne peuvent plus rien dire. Les personnes qui parlent aujourd'hui sont en fait celles qui n'ont rien pu dire pendant des siècles.
A. P. : On peut tout dire, tant qu'on sait ce qu'on dit, et qu'on est en accord avec ce qu'on produit. Tu peux dire 'salope', ce n'est pas interdit, mais tu sais désormais ce que ça implique et tu sais aussi ce qu'on pense de toi. Finalement, si on n'est pas sûre que son insulte préférée est inclusive et non-oppressive, en général, quand on se rapporte à la merde ("trou du cul", "sac à merde", "raclure"... ndlr), alors c'est bon (rires).
Garce, hystérique et autres joyeusetés..., d'Alice Pfätlzer et Laetitia Abad Estieu.
Editions Mango. 144 p. 13,50 euros