Jurer, c'est ce qu'il y a de plus beau. En tout cas, si l'on en croit de nombreuses recherches tout ce qu'il y a de plus respectables. Pourtant, bien souvent, un juron est quelque chose que l'on refoule, un interdit que l'on ravale par bienséance, respect ou éducation. Mais n'en déplaisent à nos parents, on ne devrait peut-être pas. Car les injures ont bien des mérites, tristement méconnues du grand public. En voici d'ailleurs six.
Lorsqu'un imprévu nous rend chafouin, que notre capacité de résistance aux injustices en est à son max (ou que l'on marche pieds nus sur un Lego), le juron débarque comme un réflexe. Naturellement. Et inutilement. On l'envisage d'abord comme une sale manie, une réaction immature, si loin de notre zénitude habituelle. Et pourtant, il est bon de jurer : cela accentue notre résistance à la douleur. Toutes proportions gardées évidemment - cela ne vous rend pas invulnérable comme Wonder Woman.
C'est le professeur et psychologue du comportement Richard Stephens, de l'université de Keele, qui a démontré cette intrigante hypothèse, comme le révèle le site Mental Floss. Le prof a soumis 67 volontaires anonymes à une expérience insolite : il a tout simplement plongé leurs mains dans l'eau glacée. Et a constaté que celles et ceux qui juraient étaient capables de les conserver deux fois longtemps dans une posture si inconfortable. Impressionnant.
Comme si le juron était une "décharge mentale", une façon de focaliser son esprit sur toute autre chose. Et de mieux faire face - physiquement - aux inconvenances du quotidien. D'aucuns disent d'ailleurs qu'une bonne injure n'est jamais très éloignée d'une séance de yoga.
Jurer, c'est purger ses passions. Le psychologue américain Timothy Jay (du Massachusetts College of Liberal Arts), spécialiste du blasphème, perçoit le juron comme "le klaxon sur votre voiture". C'est-à-dire quelque chose d'automatique, qui est intégré en nous, et permet d'exprimer librement toutes sortes d'émotions. De la colère, de la joie, de la surprise, du bonheur. Des affects tous réunis en une poignée de mots tout sauf "gratuits" ou aléatoires.
Selon le magazine Time, la catharsis associée aux jurons s'explique (et se vit) par des impressions pas simplement psychologiques, mais organiques. Non content d'altérer la douleur comme un analgésique, le juron provoque une poussée d'adrénaline. Il engendre une certaine excitation et "augmente notre rythme cardiaque". En bref, l'injure s'empare de nos petites contrariétés, ce que l'on tait (et enfouit) au fond de soi, et élabore une sorte de "réponse émotionnelle" à partir de tout cela. Comme une délivrance...
Autrice de l'exemplaire opus Swearing Is Good for You: The Amazing Science of Bad Language ("Jurer est bon pour vous : la science incroyable des gros mots"), la British Emma Byrne voue une admiration sans bornes aux blasphèmes. Interrogée par la prestigieuse revue National Geographic, elle explique en partie pourquoi : le juron est une source infinie de transgressions. Une forme de subversion qui traverse les générations et qu'il serait bien bête d'ignorer. Car ces gros mots font partie de notre culture populaire.
"Le plus considérable, à propos des nombreux jurons liés à la copulation et aux excréments, c'est qu'ils sont communs à toute la race humaine", décrypte en ce sens la spécialiste, qui voit en ces gros mots une façon de déboulonner bien des tabous, qu'ils soient liés au caca, au sexe ou à la mort, qu'importe votre nationalité, votre genre ou vos croyances. Le juron est un cri qui vient de l'intérieur. Et dont le potentiel subversif se renouvelle sans cesse, au fur et à mesure que nos sociétés évoluent et que les tabous changent.
Les injures interviennent sans filtre ni retenue, au grand dam des esprits chagrins. Ils caractérisent une attitude inappropriée, dépourvue de toute hypocrisie et qui se fiche bien des qu'en-dira-t-on. Cette étude scientifique de 2017 insiste sur ce point précis : celles et ceux qui jurent plus ont tendance à moins mentir que les autres. Et oui. Peut-être parce qu'ils se sentent moins atteints et concernés par l'opinion d'autrui, si l'on en croit ce qui sort de leur bouche ? Toujours est-il que l'injure apparaît "comme un outil d'expression de leurs émotions authentiques", énonce la recherche en question. Certaines observations suggèrent même que les gros mots, puisqu'ils semblent si sincères, sont également d'excellents outils de rhétorique.
S'insulter entre ami·e·s, ce n'est (vraiment) pas l'idéal, mais les jurons sont loin d'être déconseillés entre intié·e·s. L'autrice de Swearing Is Good for You: The Amazing Science of Bad Language explique très bien pourquoi : les injures consolident les liens. Ils sont synonyme d'entente mutuelle. Et gage d'honnêteté donc. Ce qui fait que celles et ceux qui jurent peuvent être sur la même longueur d'ondes et se dire les choses sans détour.
"Les individus qui sont amenés à plaisanter les unes avec les autres et à transgresser le discours "poli" en employant beaucoup de jurons ont plus tendance à exprimer leur confiance", explique la spécialiste au National Geographic. A la lire, il faut voir là "l'impact émotionnel" des injures, qui fédèrent les gens autour des mêmes affects. Le site QZ perçoit carrément le juron comme "un mécanisme d'adaptation et de communication" entre les êtres, qui fortifie "leur sentiment d'appartenance à des groupes". Peut-être parce qu'il met à nu leurs failles et leur vulnérabilité ?
Trop souvent, l'on garde à l'esprit ces leçons de morale et autres préchi-précha pour petites filles: sois sage, tiens-toi bien, sois belle et tais toi. Et dans le genre, l'injonction "ne jure pas" est un classique. Ça ne se fait pas, ce n'est pas beau, surtout quand on est une fille. Le juron est comme une grimace : impolie, incorrecte, interdite. Et force est de constater que jurer, lorsque l'on est une femme, ne vous épargne aucune de ces réflexions de la part des mufles. Jurer, ce n'est pas très "féminin" vous dira-t-on.
Des sornettes sexistes, rétorque l'autrice Emma Byrne. Selon elle, ces préjugés ne datent pas d'hier. En 1673 déjà, raconte l'autrice au National Geographic, l'homme d'église royaliste anglais Richard Allestree disait des femmes qui jurent "qu'elles agissent d'une manière qui est biologiquement incompatible avec le fait d'être une femme". Et que, par conséquence, un tel langage peut provoquer la poussée de leurs poils, ou encore... les rendre stériles. Ben voyons. En vérité, explique Emma Byrne, "les femmes jurent tout autant que les hommes". N'en déplaisent aux misogynes. Ou aux expertes des bonnes manières comme Nadine de Rothschild. Flûte !