"Il y a de la maladie mentale là derrière, ça se voit, la pauvre. C'est dingue ! Il y a rien qui m'effraie plus que la folie, ça m'effraie au plus profond de mon être. Là, clairement, on est face à quelqu'un qui va faire un acte prémédité". En avril dernier, le vidéaste Squeezie suscitait la polémique en commentant les images d'une "étrange inconnue tenant un couteau à la main". De son propre aveu, ses observations exprimaient une peur, mais aussi une forme d'impuissance, face à ce que l'on nomme communément "la folie".
Or, cette peur a un nom : la psychophobie. Soit, pour reprendre les mots du site militant Agitations.net, "l'oppression systémique dont sont victimes les personnes considérées comme folles (ou malades mentales, ou souffrant d'un trouble psychique, voire de plusieurs) par rapport aux normes imposées par la société". Le truc, c'est que cet angoisse n'est pas simplement synonyme d'incompréhension face aux troubles d'autrui et à la réalité de sa santé mentale. Non, elle génère également toute une stigmatisation et ce faisant, des discriminations.
Bien sûr, Squeezie n'est pas le seul à provoquer les débats - et sa vidéo est loin d'être le pire exemple dans le genre. De plus en plus, les contenus psychophobes sont mis en lumière sur les réseaux. Peu à peu, l'on comprend pourquoi il est si important d'employer ce mot que beaucoup méconnaissent - ou raillent - encore. Car la psychophobie n'est pas juste une question psychiatrique, c'est un sujet culturel, sociétal. Et politique.
Culturel, bien sûr, car les exemples abondent. Des émissions comme Fort Boyard ou Danse avec les stars n'ont pas hésité à transformer les chambres d'isolement en spectacles pour petits et grands. Dans ces instants de télé fustigées (à juste titre) comme la séquence de "l'Asile" du côté du Fort, camisole, cellule capitonnée et démence deviennent des épreuves, du divertissement, ou bien encore de simples gags.
De quoi indigner Joan. Ce jeune homme est le co-créateur du site et de l'association Comme des fous, média participatif très complet qui cherche à "changer les regards sur la folie" en privilégiant les voix des personnes concernées. Forcément, quand un télé-crochet met en scène la danse frénétique d'un fou au sein de sa chambre d'isolement, ça l'agace. "Ce sont des stéréotypes à la fois datés et insoutenables sur les malades psychiques. TF1 assimile sans complexe des personnes handicapées aux monstres d'Halloween. Le folklore est là : la chambre d'isolement, lieu de fantasme ; réalité traumatisante pour nous", fustige-t-il sur le site.
Mais Halloween ou pas, la sinistre fiesta ne s'arrête pas là. Depuis des années, la pop culture nous submerge d'images biaisées (ou carrément ridicules) sur les troubles psychiques. Hallucinations auditives et visuelles, crises de délire et troubles de la personnalité caractérisent les protagonistes schizophrènes de Fight Club, Donnie Darko, Black Swan, Shutter Island... Assimilée à l'abstraction des rêves, la folie est un réservoir à retournements de situation improbables, entre fantasmes purs et récits horrifiques.
Résultat, ces représentations hollywoodiennes qui ont hanté nos nuits font du mal aux personnes concernées. Elles participent en vérité à une certitude plus forte : cette idée selon laquelle art et folie seraient indissociables. Interrogée par le web-magazine et fanzine féministe Le Castor, Nichole Suttez, membre de l'association SOS Psychophobie , témoigne : "Quand je dis que je suis schizo et que j'étais infirmière psy, c'est comme si je disais : 'je suis cosmonaute'. Il y a une image romantisée et géniale de la folie ('tu dois rencontrer des poètes !'), style Antonin Artaud ou Van Gogh. Ou bien une image affreuse de la folle et du fou. On m'a déjà demandé si j'avais déjà tué quelqu'un ou si je changeais de personnalité les soirs de pleine lune".
Ces préjugés-là, on les dit "sanistes", tout comme l'on parlerait de "validistes" pour désigner les idées préconçues des personnes non-concernées par le handicap. Le sanisme ne se contente pas de générer une ribambelle de clichés, il masque une bonne partie de la réalité. Animatrice de Comme des fous, formatrice en santé mentale et ex-patiente, Agathe aime à raconter cette histoire de directrice de banque bipolaire qui gère sa pathologie toute seule, "s'accordant quinze jours d'hospitalisation dans une clinique privée quand elle se sent mal et revenant ensuite à son travail sans avoir détaillé les raisons de son absence". Un type de profil peu médiatisé.
Peut-être parce que nous n'acceptons pas que normalité et troubles se côtoient ? "Le grand public doit se dire : 'une personne bipolaire qui fait ça ? Ce n'est pas possible !' Et bien si ça existe. C'est bon aussi de se rendre compte que l'on est si nombreux à aller bien. Quand on traîne dans les Centres Médico-Psychologique, on se dit que tout le monde va mal, que l'on ne peut jamais sortir de la psychiatrie. Ce n'est pas tout à fait vrai", nous assure Agathe. On est quand même loin de Shutter Island.
On le devine, les mots comptent pour faire changer les mentalités. C'est d'ailleurs ce que nous souffle Comme des fous dès son intitulé. "Ce nom interpelle puisque c'est un clin d'oeil à l'expression que l'on emploie tout le temps. Or, les mots que l'on utilise stigmatisent", décrypte Joan. "De la folie", "un truc de fou", "zinzin", "maboul"... La banalisation des troubles envahit tellement notre langage que l'on y fait plus gaffe. D'où la difficulté de déconstruire ces maladresses.
Et si le problème - les mots - faisait partie de la solution ? Michelle et Déborah s'interrogent. Ces vingtenaires toulousaines ont lancé une initiative salutaire : le projet Santé mentale urbaine. Soit un collectif de collages qui part imprégner sur les murs de la ville ces expressions et remarques qui enferment et déforment. Petit florilège ? "C'est dans ta tête", Vous êtes jeune et jolie, ça va passer", "[Tu vas bien], tu souris tout le temps".
Ses deux instigatrices ont encore d'autres exemples à l'esprit. Elles racontent : "Quand une personne ou une personnalité t'annonce 'moi, je suis bipolaire' ou 'c'est mon côté schizo'... Ça revient tout le temps ! Tout commence par le langage. Il faut arrêter de traiter les gens de 'fous' et de 'folles' alors que ça n'a aucun sens. C'est être évidemment réducteur, et plus grave encore, invisibiliser la cause de celles et ceux qui souffrent pour de vrai".
De la dépression à l'agoraphobie, Santé mentale urbaine évoque tous les tabous. Et décoche une multitude de vérités bienveillantes avec ses collages. "L'anxiété sociale peut être un réel handicap", "Ta maladie mentale ne te définit pas", "Avoir été hospitalisé·e en hôpital psychiatrique ne signifie pas que tu es dangereux·se pour autrui". Et bien sûr, ce conseil nécessaire : "Tu as le droit d'appeler les urgences psychiatriques pour demander de l'aide".
On s'en doute, évoquer aussi ouvertement la santé mentale dérange. Et c'est tant mieux. "Les collages déstabilisent mais ils permettent d'inscrire le débat dans l'espace public, à l'heure où les gens ont encore cette vision du fou qui hurle dans la rue et a des visions délirantes", affirment encore ses créatrices.
Quand toute une culture regorge de psychophobie, autant envahir les rues.
Se réapproprier les mots, c'est aussi réagir à des institutions qui, elles aussi, ne sont pas dépourvues de violence verbale. Notamment la sphère médicale et psychiatrique. Témoignant pour le webzine féministe Les Ourses à Plumes, Éloïse rend compte des oppressions qu'elle a pu subir : "Il y a quelques années, je souffrais de dépression, d'anorexie et de phobie scolaire. J'ai subi une agression sexuelle dans cette même période. Un psychiatre que j'avais vu a adressé une lettre à mon médecin traitant avec en guise d'analyse : 'Elle cherche à attirer l'attention et s'invente un passé ainsi que des problèmes imaginaires'". Aussi bien sociale que politique, la psychophobie est l'expression d'une autorité qui brutalise par un langage, par des actes.
A travers leurs publications et leurs actions, des associations comme SOS Psychophobie et Comme des fous dénoncent également les abus psychiatriques. Exemples ? L'internement et la médicamentation forcés, l'usage de la camisole, le recours à la chambre d'isolement, les patient·e·s attaché·es au lit... Mais aussi l'absence de réel accompagnement pour celles et ceux qui quittent l'hospitalisation. "La question de la transition vers la 'vie sociale' est trop peu prise en considération, or cela réduit les concerné·es à leur condition de citoyen·ne·s malades. Cela n'aide pas à s'en sortir ou à combattre la stigmatisation", s'attriste Joan.
Le lien social, une initiative comme Santé mentale urbaine le restaure. L'affichage public permet aux concerné·e·s de se sentir moins seul·es et isolé·es. Et mieux encore, compris·es, enfin. Désormais, Michelle et Déborah rêvent d'une société "où l'on parlerait des troubles psys comme l'on parlerait des maladies les plus médiatisées" : avec pédagogie et clarté, sans alarmisme facile ni angoisses fantasmées. Un idéal pas si insensé.