Loana, la personnalité, est un mystère. Loana Petrucciani, la femme, encore plus. Dans Sexisme Story (éd. du Seuil), un livre-enquête de 300 pages qu'on a du mal à lâcher, le journaliste Paul Sanfourche (ex-Envoyé Spécial) retrace le parcours d'une icône de la télé-réalité. Ou plutôt, de celle qui l'a fait.
Au-delà de sa carrière et de son entrée fracassante dans le paysage médiatique français avec Loft Story, c'est à sa vie personnelle, à ce et ceux qui l'ont forgée, blessée, marquée, qu'il s'intéresse. Sans jamais sombrer dans un voyeurisme malsain. Un ouvrage qui épingle aussi un système ravageur et sexiste ou le double standard règne, et dépeint une société pas plus reluisante. Le parallèle avec le documentaire Framing Britney Spears est évident et d'ailleurs, leurs deux noms sont mis côte à côte un des chapitres.
Tout en finesse et en rigueur, l'auteur nous fait voir celle qui se sépare rarement de ses lunettes teintées sous un autre jour : tendre, humain, émouvant. Et signe de longues lignes aussi touchantes que percutantes, où il ne s'épargne pas lui-même. A lire sans attendre, et voici entre autres pourquoi.
Loft Story est le point de départ du livre de Paul Sanfourche, comme le programme l'a été de la télé-réalité française. Une émission vingtenaire qui avait alors déchaîné les passions, et évoque d'abord chez l'auteur un souvenir précis. En 2001, il a 16 ans quand il assiste à l'arrivée des "Lofteurs" sur le plateau de M6 présenté par Benjamin Castaldi. Seul chez lui, au lendemain du premier épisode, il se connecte sur Internet pour tenter de trouver des extraits non-pixelisés de la fameuse "scène de la piscine" (pour les non-initié·e·s, il s'agit des ébats aquatiques supposés entre Loana et Jean-Edouard).
Bingo, après quelques manipulations informatiques, il tombe sur des "moments croustillants" intitulés "Julie sort de sa douche !!! Delphine soutifs !!! Delphine et Kenza nues sous la douche !!!". "Aucune proposition en revanche pour se rincer l'oeil sur Christophe en slip !!! ou Philippe nu, sexy dans sa chambre !!!", constate-t-il. "Mais ça, ce sont mes réflexions d'aujourd'hui. A l'époque, je me fous royalement du sexisme du geek moyen". En 2021, Paul Sanfourche a changé, et cette discrimination genrée, il la dénonce allègrement.
Autour de l'expérience filmée et diffusée 22h sur 24h, tout est calculé pour faire rentrer chacun·e des participant·e·s dans un rôle bien ficelé. Chacune, surtout. Il y a Kenza, la chieuse, Laure, la bourge, et Loana, la sexy. Loana qui a été recrutée après que le journaliste Benoît Chaigneau ait remarqué à quel point sa présence attirait le regard des hommes lorsqu'elle dansait sur le podium du club qui l'embauchait comme gogo danseuse. Le même qui notera "elle est tellement bonne que ce serait un scandale de l'oublier" sur sa fiche de casting, et lui conseillera de miser sur un haut court et jupe assortie pour obtenir des téléspectateurs le même effet qu'en boîte.
Puis, quand elle donne ce pourquoi elle a finalement été recrutée, quand elle exprime une sexualité libre, elle est punie à coups de montage trompeur et de stigmatisation toute misogyne.
"Endemol (la maison de production derrière Loft Story, ndlr) peut bien nier sa responsabilité dans l'affaire, Loana devient la victime d'un cas d'école de double standard", écrit Paul Sanfourche. "Côté Jean-Edouard, l'épisode consacre un séducteur, un beau gosse incapable de refréner ses désirs. (...) Loana, de manière totalement asymétrique, souffre du stigmate de la fille facile. Elle a accepté de coucher avec un garçon au troisième soir du jeu. Sacrilège suprême !"
Classique, et finement décrypté plus en profondeur au fil d'entretiens avec les protagonistes du show, à l'instar de Laure de Lattre ou Alexia Laroche-Joubert, qui ont brillé devant ou derrière l'écran.
Loana est surnommée la "Pamela du 06", en référence à l'actrice et ancienne playmate Pamela Anderson, et au numéro de département de la Côte d'Azur, d'où la jeune femme est originaire. Deux "bimbos", comme elles sont fréquemment nommées. Un terme péjoratif censé catégoriser celles qui ne correspondent pas à des codes physiques et comportementaux socialement approuvés.
"Des figures populaires souvent méprisées pour interroger les codes et les représentations de la féminité", précise Paul Sanfourche qui a, à ce sujet, rencontré la metteuse en scène de Bimbo Estate, Garance Bonotto. "En fait, on vient leur reprocher ce qu'on aimerait voir. Elles obéissent au male gaze, aux regards normés des hommes, et en même temps, pour ça, elles incarneront à jamais la mauvaise fille, la pécheresse, la salope". Des femmes qui ont une vie parfois "tragique", un penchant pour "le mauvais goût". "Pas assez intello, la bimbo", résume l'auteur.
La déclinaison franco-française est "cagole". Même bilan : une expression pas franchement positive pour parler des femmes qui aiment ce qui brille et sont rapidement qualifiées d'écervelée (c'est d'ailleurs un adjectif qu'accole sans grand scrupule le Petit Larousse à Loana, souligne Sexisme Story). "Avec leur anatomie singulière, mines de trop mine de rien, les bimbos nous révèlent une oppression politique à large échelle", signe Paul Sanfourche. Tout est dit.
L'une des richesses de Sexisme Story vient de la façon dont chaque fléau sociétal subi par Loana Petrucciani est appuyé d'extraits de recherches pointues, permettant un véritable éclairage sur la condition féminine actuelle.
Le récit des violences intrafamiliales et conjugales dont a souffert la protagoniste dès ses plus jeunes années est notamment accompagné de chiffres communiqués par l'UNICEF, les critiques sur sa maternité et sa fille placée à la DDASS (aujourd'hui ASE) décryptées grâce aux analyses de la sociologue Coline Cardi sur le mythe de la "bonne" et "mauvaise" mère, les complexes physiques de son adolescence étayés de résultats d'une étude menée en 2014 par Santé publique France.
Des informations précieuses qui permettent de comprendre plus objectivement la personnalité de la jeune femme, et de se baser sur une science psychologique, médicale, sociale plutôt que sur un jugement personnel biaisé. Nécessaire.
Dès le début de l'enquête, le journaliste expose son cheminement personnel autour du féminisme. Un apprentissage qu'il explique ne pas être "toujours agréable", sans pour autant s'en plaindre. "Il faut déterrer ses vieux réflexes, les gratter à vif. Repenser à toutes ces fois où l'on a eu tort, le reconnaître, demander pardon". Il lance : "Être féministe, pour un homme, c'est une tentative. Jamais quelque chose d'acquis."
Il prouve notamment l'attention qu'il confère à cette démarche de perpétuelle remise en question quand, à la fin de l'ouvrage, alors que Loana lui confie ne pas se reconnaître dans le terme "féministe" et ne pas se sentir victime d'un quelconque sexisme qu'il expose depuis les premières pages, il s'interroge : "En la faisant héroïne d'un combat qui n'est pas le sien, aurais-je moi-même contribué à la faire objet ? Plus grave peut-être, à faire d'elle la victime - ma victime idéale - d'un crime dont elle-même me dit qu'il n'a jamais existé, ne deviendrais-je pas moi-même coupable d'un cas caractérisé de mansplaining ?"
Il s'avérera que non, mais ses réflexions pertinentes gagneraient, dans leur ensemble, à être davantage tenues par semblables.
Forcément. Sans elle, rien n'arrive. Sans elle, rien du genre qu'elle a étrenné et se décline aujourd'hui en de multiples formats ne serait non plus arrivé. Ce sont même les candidat·e·s des Anges de la télé-réalité (nom pour le moins révélateur) qui le disent, lorsque Loana Petrucciani les rejoint pour tourner quelques semaines l'une des éditions de la série, à Miami. Elle est la pionnière d'un monde qu'on peut juger cruel, mais qu'elle estime être à l'origine de bien des choses positives.
A travers les lignes de Paul Sanfourche, et les longues conversations dans le village de Vence (Côte d'Azur) qu'il rapporte, on découvre une femme touchante qui nous marque profondément par son authenticité. Par ses blessures passées et présentes, aussi. Une enfance, une adolescence, une célébrité, des relations toxiques et violentes qui manquent de la détruire, et la mènent à plusieurs tentatives de suicide.
Page 313, l'auteur relate une scène tirée d'un épisode de la Villa des coeurs brisés, dont le concept est de régler une "problématique" amoureuse afin de pouvoir de nouveau croire au couple. Loana y rencontre Lucie Mariotti, la love-coach, qui lui propose un exercice dans une piscine pour l'aider à se libérer de son "personnage" et "renaître" telle qu'elle est entièrement. A chaque pas dans l'eau, elle doit dire ce dont elle ne veut plus aujourd'hui. Ça pue la psychologie de comptoir.
Pourtant, même seulement retranscrite, la séquence nous fait monter, comme au journaliste, les larmes aux yeux. "Je veux plus qu'on me juge par rapport à mon physique ; je veux plus qu'on m'utilise comme un objet ; je veux plus être un jouet dans les mains des hommes ; je veux plus être jugée ; je veux juste être aimée pour ce que je suis, et pas pour ce que je devrais être ; et je veux plus faire semblant, j'en ai marre de faire semblant". Cris d'une terrienne en détresse.
Avec Sexisme Story, on change, et pour de bon, la vision faussée qu'on a pu avoir de celle qui a transformé la télé pour toujours, notre regard n'en devenant que plus bienveillant envers elle - et à l'avenir, les jeunes filles qui lui succéderont certainement. Tant mieux.
Sexisme Story, de Paul Sanfourche, éditions du Seuil. 329 p. 19 euros