Elle s'appelle Zahia Dehar mais on la surnomme "Zahia". Un nom qui nous renvoie à "l'affaire", ce scandale impliquant l'ancienne escort-girl et quelques footballeurs de l'équipe de France, accusés il y a une dizaine d'années d'avoir eu recours à ses services alors qu'elle n'était encore que mineure. Un événement médiatique qui semble loin désormais tant Zahia Dehar s'est réécrite, de la création de sa ligne de lingerie jusqu'à sa (ré)incarnation au cinéma. Si hier encore sa voix était instrumentalisée, comme volée, sa parole se libère aujourd'hui avec force et conviction, entre réel et fiction.
Car dans Une fille facile, c'est une femme troublante qui se meut devant l'objectif. Dans cette histoire féministe d'éveil aux sens d'une jeune adolescente cannoise un peu paumée (dont Zahia "Sofia" Dehar est la cousine, libre et provocante), écrite avec beaucoup de sensibilité par Rebecca Zlotowski (Grand Central), comédienne néophyte et personnage (fictif et public) se confondent en un tout. Zahia est Sofia, Sofia est Zahia : une féminité sensuelle et épanouie, douée d'une fausse insouciance sur laquelle plane une véritable gravité, assourdissante. Les femmes la jalousent et les hommes la désirent. Ce sont ces passions volontiers toxiques que doit subir la "vraie" Zahia, figure captivante que l'on redécouvre au gré des entretiens. Oui, Zahia Dehar est inspirante, et voici pourquoi.
Alors que d'aucuns critiquent son apparente superficialité, Zahia Dehar détonne par son franc-parler. Et cela ne date pas d'hier. Rappelez-vous, en 2010 déjà, au moment de "l'affaire" qui fit couler tant d'encre, l'ex-escort accorde une interview à Paris Match. Face à des questions aux airs d'interrogatoire de police, elle détaille sans filtre sa relation avec ses "clients", mais également les pressions qu'elle subit depuis des mois, et le bouleversement que représente ce scandale dans sa vie : "Je voulais économiser pour m'acheter un institut de beauté. Je pensais continuer encore deux ans mon job d'escort girl pour mettre suffisamment d'argent de côté. Mais là, franchement, je ne sais plus... Je suis un peu perdue. Je crois que je vais tout arrêter". Déjà, elle surprend par la vérité qui émane de ses mots. "Zahia n'est pas Paris Hilton", constate à ce titre le journaliste.
Le "style" Zahia passe par son discours, naturel et réfléchi, "décomplexé". Elle balade un miroir le long d'une société traversée de saillies sexistes. "Un garçon de 14 ans qui a des fantasmes et des envies c'est normal, mais une fille, c'est honteux", déplore-t-elle en ce sens face à Marilou Berry dans cet excellent entretien du magazine de mode Antidote. Seulement voilà, plus que fille, Zahia Dehar serait aux yeux de la société une "fille facile", où comme elle le dit à 7sur7 : une "mauvaise fille". Elle traîne ce fardeau au nom de celles que l'on culpabilise à l'unisson. Et affirme son désir d'égalité des sexes : "quand une femme veut profiter de sa propre sexualité comme un homme peut le faire, la société ne l'aime pas. On devrait pouvoir vivre notre vie privée comme on le souhaite. Les hommes sont libres de faire ce qu'ils veulent. Je veux la même chose pour les femmes".
La parole féministe de "Zahia" est un mélange déroutant de confessions et de pudeur. Aux Inrockuptibles par exemple, elle revient sur "l'après"-scandale qui faillit la perdre. "Je me suis sentie bloquée dans une case, celle des femmes bannies, lapidées. Je me suis sentie vraiment très mal. Je pensais même à me suicider parce que je croyais qu'il n'y avait plus de vie pour moi... Je me sentais comme un monstre qu'il fallait cacher", dit-elle. Plutôt que de se dissimuler, c'est sa liberté qu'elle revendique désormais.
Ce qui n'a pas changé en dix ans de médiatisation de "Zahia", c'est la haine qu'elle suscite. De par sa seule présence, sans même s'exprimer parfois. Regardez donc la quantité de commentaires haineux qui s'alignent sous cette interview de Konbini. "Ma chérie", "Pauvre fille", "Je ne savais pas que tu pouvais tenir une discussion", "Elle devrait arrêter les injections de Botox", "La pouffe", "Elle respire l'intelligence", "T'es juste une pu...", entre autres insultes. Que "l'argument" (hum hum) principal ait trait à la prostitution ou à la chirurgie esthétique, c'est le même slut-shaming qui perdure. Des réflexions primaires et hypocrites majoritairement focalisées sur son corps, ce qu'elle en dévoile, ce qu'elle en dit, et ce qu'elle en fait.
Rebelote au moment du dernier Festival de Cannes, où était présenté Une fille facile. Invitée sur le plateau du talk show Quotidien, Zahia agace les spectateurs. Pourquoi ? Par "son air satisfait", analyse 20 Minutes. Ah. Sur Twitter, les remarques pleuvent : "Zahia sur l'échelle de la superficialité on est à combien ?", "Zahia ou la représentation physique du néant", "Le cerveau de Zahia est en PLS". On la prend (encore) pour une potiche. Elle, s'en fiche, et décoche : "la période de l'Inquisition est révolue pour les hommes, pas pour les femmes. Si pour obtenir du respect, il faut se travestir en homme, c'est bien la preuve que la femme gêne encore dans cette société". Lorsque l'on constate à quel point sa présence à la télévision dérange, difficile de lui donner tort. Au lieu de "respect", les spectateurs préféreront ce soir-là s'attarder sur son physique, plutôt que sur ses mots...
De tout cela, et de tout ce qu'elle devra encore subir, elle rétorque par cette fausse insolence dont elle a le secret : "je fais passer mon propre plaisir avant tout. Si les gens me voient comme une mauvaise fille, je n'en ai rien à faire. Mon plaisir est important, pas l'opinion des gens". Et bam.
De ces noms d'oiseaux, c'est celui de "pute" qui revient le plus, comme s'il était le pire de tous. Et c'est là l'enjeu majeur de cet échange sororal entre elle et Marilou Berry, intitulé "C'est qui la pute ?" : comprendre pourquoi la putain suscite tant de haine. Petite, elle ne comprenait pas pourquoi une profession, celle des femmes rémunérées en échange d'actes sexuels, pouvait représenter "quelque chose de mal". "Je n'ai jamais compris les gens, je les trouvais juste un peu bizarres", dit-elle encore à ce sujet. Surtout, ce fantasme de "la maman et la putain" (au creux duquel gravite la vierge), l'ancienne escort-girl le remarque même...chez ses consoeurs.
Et oui, dans la bouche d'une femme encore, "pute" reste une insulte. Au lieu de solidarité, Zahia Dehar goûtera surtout à l'exclusion. "Il y a ce snobisme entre femmes : moi je suis pas une pute, elle, c'est qu'une pute. Finalement, il y a l'idée de la femme qu'on épouse, et de celle qu'on n'épouse pas. Il faut se plier à plein de règles pour être la femme qui va se faire épouser. Mais pourquoi doit-on suivre ces règles si on se veut libre et féministe, c'est un peu ridicule, non ?", cingle-t-elle. Difficile de concevoir en cette réflexion intime et transgressive les mots d'une soi-disant "potiche"...
Cette hantise ancestrale de la "pute", aussi bien partagée par les hommes que par les femmes, Zahia Dehar en a fait une arme et une fierté. "Je me suis dit que cette étiquette allait devenir un message que je porte : oui, je suis une pute, et alors ?", détaille-t-elle au magazine Antidote. Elle n'hésite pas à exprimer son soutien à l'adresse des travailleurs et travailleuses du sexe et fustige ce "sentiment de supériorité" qu'affichent certains hommes et certaines femmes, "la chose la plus horrible dans ce monde". Ce mépris de classe "est à l'origine de toutes les barbaries", s'attriste-t-elle. Limpides, ses propos sur la prostitution portent un idéal : "aider les femmes", en déboulonnant ces notions de valeur et de honte, de dénigrement et de culpabilité que bien des individus subissent déjà. La voix d'une personnalité publique comme elle permet d'évoquer des sujets tabous et complexes.
Il n'y a plus qu'une "Zahia". Après le lancement il y a plusieurs années de ses deux collections de lingerie et son iconisation par des photographes bien connus (tel le couple d'artistes Pierre et Gilles) ou stylistes renommés (même Karl Lagerfeld est venu la photographier en 2012), Zahia Dehar dévoile une autre facette : son visage de comédienne. Dans Une fille facile, elle déploie un jeu singulier, habité par ses propres épreuves et son expérience d'une vie pas si "facile", justement. Au climat solaire de Cannes s'ajuste son regard mélancolique. Un spleen discret qui transparaît dans cet entretien mené par Augustin Trapenard - elle y avoue, entre autres, sa solitude.
Rarement un premier grand rôle a-t-il à ce point engendré les comparatifs. Tantôt la jeune comédienne serait l'héritière des héroïnes d'Eric Rohmer, tantôt une Brigitte Bardot période Le mépris - auquel son intonation particulière, comme décalée, nous fait irrésistiblement penser. D'une scène à l'autre, elle cite aussi bien Sophia Loren - auquel fait écho le prénom de son personnage sulfureux - qu'elle semble convoquer la Romy Schneider érotisée de La piscine. Le tout dans un cadre chaud et moite qui n'est pas sans rappeler L'année des méduses et son insolente sirène Valérie Kaprisky. Sirène, elle l'est d'ailleurs un peu dans ce film. Comme une forme d'évocation mythique, contrastant avec les trivialités brutales qu'on lui décoche en permanence. Qu'on se le dise, Zahia Dehar n'a pas fini de nous inspirer...