On utilise souvent l'expression "déborder d'amour" quand on évoque la naissance de ses enfants. Un état qui serait réservé aux parents, un sentiment indescriptible qu'on ne pourrait comprendre qu'au moment de voir pour la première fois celui ou celle qu'on prépare au monde depuis des mois. A entendre les témoignages plein de bienveillance et d'un émerveillement plus ou moins lointain de mes proches, j'étais convaincue que moi aussi, je vivrai ce coup de foudre magique. Que lorsqu'on poserait ma fille sur ma poitrine après des heures d'un effort harassant et une grossesse en dents de scie, je saurai. Cette envie de tout lui donner, le tsunami d'émotions dont on me parle depuis des mois et cette dévotion qui dépasse l'entendement. Sauf que ça ne s'est pas passé exactement comme ça...
Quelques semaines avant d'accoucher, j'ai lu Mamas, la bande-dessinée de Lili Sohn qui questionnait l'instinct maternel - le seul livre en rapport avec la maternité à avoir foulé ma table de chevet, d'ailleurs. Dedans elle parle justement de cette rencontre du troisième type entre elle et son fils. Elle décrit ce qu'elle a ressenti à ce moment précis, comment son arrivée a bouleversé sa vie, dans tous les sens du terme. Elle avoue surtout qu'elle n'en est tombée amoureuse qu'au bout de quelques mois. J'ai trouvé son approche déculpabilisante et honnête, mais dans un coin de ma tête, j'étais persuadée que mon expérience s'en éloignerait. Pour tout dire, je n'étais pas loin de croire qu'un halo de lumière sortirait de nulle part pour nous enlacer moi et le bébé le jour J. Je vivais dans un mauvais téléfilm d'M6, en gros.
Une nuit de novembre, elle est née. En pleine santé et affamée - elle aime manger, c'est donc bien ma fille. Je l'ai tout de suite prise dans mes bras, elle était si petite que ça me semblait la seule façon de l'accueillir dans cette salle austère à l'éclairage douteux, mes jambes encore vissées sur les étriers. On était tous les deux - son père et moi - abasourdi.es par ce minuscule être qui représentait notre amour (téléfilm d'M6, encore). On n'a même pas pleuré tellement les événements nous dépassaient. Elle, chouinait à peine. Elle se blottissait contre nous, recherchait un réconfort qu'on lui offrait sans attendre.
Je l'ai aimée instantanément, mais j'avais du mal à saisir cette sensation magique et merveilleuse qu'on m'avait promise.
Les premiers jours à la maternité ont été un tourbillon de visites, d'apprentissage, de biberons au milieu de la nuit, de soins. Et puis le retour à la maison a sonné. Peu à peu, on a pris nos marques au fur et à mesure que l'on réalisait que plus rien ne serait comme avant. Mon corps reprenait sa silhouette pré-grossesse et je me faisais au rythme intense, doux, joyeux de la vie à trois. Mais toujours pas de coup de foudre. J'avais plutôt l'impression d'apprendre petit à petit à la connaître. Celle qui avait fait partie de moi pendant ces longues semaines était désormais une personne à part entière, avec ses humeurs, ses envies, sa personnalité. L'ajustement demandait un peu de temps.
Je la trimbalais partout. Au resto, au café, au parc. On l'a même emmenée, à 5 jours, au bar du coin pour savourer une pinte et une planche mixte bien méritées après 9 mois de privation. Elle dormait, sereine, dans sa poussette. Un jour j'ai rencontré sa future nounou. Elle l'a prise dans ses bras, ma fille s'y est lovée sans broncher. Elle avait l'air bien. J'étais à la fois ravie de réussir à élever un bébé qui se sente en confiance avec les autres, et déstabilisée par le fait qu'à mon retour au bureau, elle passerait la moitié de la semaine avec quelqu'un d'autre que moi. Je crois que c'est à ce moment-là que tout a changé. Je ne sais pas si c'est la sensation de manque anticipée, mais je suis devenue folle de ses gestes, de ses têtes improbables, de tout ce qui la caractérisait. Je suis passée d'un rôle de protectrice parfois impersonnel à celui de maman.
J'étais tombée amoureuse.
Au fil des semaines qui ont suivi, elle s'éveillait de plus en plus. Et avec elle, mes sentiments grandissaient. Ses sourires me faisaient fondre, je me perfectionnais en langage du nourrisson ("areuh" et autres onomatopées caractéristiques de ce petit bout chauve de 58 cm) et je lui racontais tout et n'importe quoi comme si elle pouvait me répondre de façon intelligible - nos discussions durent encore de longues minutes. La première fois que je suis sortie sans elle, le soir avec une amie, j'étais ravie de retrouver mes habitudes de célibataires pour quelques heures mais je n'ai pas pu m'empêcher de vérifier que tout allait bien au bout de dix minutes.
Aujourd'hui, j'ai repris le travail et le bonheur de la retrouver le soir est réellement indescriptible. La voir évoluer au quotidien est incroyable, je pèse mes mots. Je regarde souvent mon conjoint en lui lançant à quel point je trouve ça fou d'avoir réussi à faire un truc pareil. Et j'envoie vingt photos par jour à mon entourage, fière d'incarner le cliché dont je me moquais avant de connaître la maternité.
J'écris ces mots pendant qu'elle dort sur mon ventre et je peux dire que je n'ai jamais été aussi heureuse. Parfois, on a seulement besoin d'un peu de temps pour apprivoiser cette nouvelle vie, et cette nouvelle petite personne dans notre vie. Et quand le coup de foudre survient, enfin, on sait.