"Tom a judo le lundi, chinois le mardi, foot, anglais et programmation le mercredi, tennis le samedi et stage de mathématiques pendant les vacances." Cette phrase, fièrement énoncée dans la cour de l'école ou lors de dîners où vous croisez fatalement des parents ravis d'évoquer l'emploi du temps de ministre de leur brillante progéniture, vous l'avez souvent entendue. Ou son équivalent plus tempéré, quoi que culpabilisant à votre encontre. Ainsi semble-t-il qu'en 2016, si on ne traite pas son enfant comme un produit à pimper de compétences en tous genres pour qu'il intègre dignement un marché de l'emploi en perpétuelle mutation, et dans lequel les places s'avèrent chères, on soit considéré comme de mauvais parents.
"Il y a une peur de l'avenir, et aussi une plus grande implication des parents dans l'éducation de leurs enfants", nous a ainsi expliqué Alexandre Dana, fondateur de la plateforme de cours en ligne LiveMentor, qui a constaté ce phénomène lorsqu'il a mis en place ce qu'il pensait être un lieu de soutien aux seuls élèves en difficulté. "Les tiger moms, on ne connaissait pas avant de monter LiveMentor, raconte-t-il. Aujourd'hui, leurs enfants représentent 20% de nos élèves. Ce sont des enfants excellents académiquement, souvent premiers de leur classe. Le but est ici de rechercher l'excellence. Chez nous, on considère comme "tiger mom" une maman qui dépense plus de 800 euros par mois sur le site, soit une dizaine d'heures de cours par semaine, ajoutées aux 30 à 35 heures passées dans l'établissement scolaire."
Popularisé par le très polémique livre* d'Amy Chua, le terme de "tiger mom", ou "mère tigre", fait référence aux mères ayant choisi de suivre les principes d'éducation "à la chinoise", soit faite de sévérité et de discipline, avec injonction formelle pour l'enfant de briller dans tous les domaines, fût-ce au détriment, parfois, d'éventuelles plages de distraction. Très décrié à sa sortie, le livre de la brillante avocate à l'université de Yale, mère de deux enfants, avait pourtant suscité une certaine fascination chez les parents américains "obsédés par la maternité", selon l'auteur, mais aussi par la hantise d'être bientôt doublés par l'Asie. "Pour être bon dans n'importe quel domaine, il faut travailler et, d'eux-mêmes, les enfants ne veulent jamais travailler. Pour cela, il est essentiel de prendre le dessus sur leurs préférences", assène ainsi Amy Khua, faisant ainsi naître bien des vocation de coachs impitoyables chez des parents inquiets de l'avenir de leurs petits dans ce monde où le chômage ne cesse d'enfler, et où eux-même se sentent souvent dépassés.
Car s'il est bien une certitude, c'est que les motivations de ces "mères tigres" sont à chercher du côté de leur propre anxiété. "Les parents tigres ont des diplômes que n'avaient pas leurs parents", analyse Alexandre Dana. "Ils voient que, dans le monde actuel, on a besoin de compétences tout au long de sa vie, que ce qu'ils ont appris à l'école ne leur sert plus vraiment dans une économie qui change, une économie mondialisée, numérique. Ils sont donc très soucieux de ce que leur enfant apprend à l'école." Parfaits connaisseurs du système scolaire, de la maternelle aux classes préparatoires, ces parents exigeants ne lui font plus confiance, et ont ainsi décidé de s'occuper eux-même de formater leur progéniture au marché de l'emploi de demain. Et ce, dès le plus jeune âge. "Si vous prenez le classement Pisa**, la France est 25e, rappelle M. Dana. Les 7 premiers sont des pays asiatiques. Les parents calquent un modèle qui donne des résultats." CQFD.
Si l'on comprend aisément les bonnes intentions de ces faiseurs de leaders, quid du bien-être de ces enfants stimulés à chaque instant ? Sont-ils plus heureux puisque bons élèves ? "Pas forcément, répond Rafi Kojayan, pédopsychiatre et auteur de L'Education positive, c'est malin***. Je vois des enfants qui peuvent être très bons élèves, premiers de la classe, et extrêmement anxieux. Ces enfants souffrent d'angoisses et ont souvent très peur. Il y a même parfois des burn out chez ces enfants. Il y en a qui craquent et finissent par laisser tomber. Le risque, c'est l'épuisement physique, moral, et l'arrêt des activités, voire un décrochage scolaire."
A l'origine de cette anxiété, la pression palpable transmise par leurs parents, et les exigences très fortes qui reposent sur leurs frêles épaules. Cette anxiété-là a même un nom : on l'appelle "anxiété de performance". "C'est l'amour parental qui construit le narcissisme", rappelle le spécialiste. Les limites de cette éducation peuvent ainsi être une confusion chez l'enfant concernant sa forte valeur, lorsque celui-ci pense que cet amour parental est proportionnel à ses résultats.
Véritables éponges à émotions, mais aussi à attitudes, nos enfants construisent ainsi bien plus qu'on ne le pense leur personne sur les bases des nôtres. Et à vouloir leur transmettre le meilleur par tous les moyens, on peut parfois en oublier l'essentiel, comme ces indispensables plages d'inactivité dont nous ne savons plus profiter nous-mêmes, et qui semblent tout autant terrifier nos enfants. "L'oisiveté est indispensable, rappelle Rafi Kojayan. Elle permet de rêvasser, d'être avec soi-même. Il faut savoir ne rien faire, et accepter que son enfant ne fasse rien lui non plus. Il y a des parents qui comblent, comblent. Aujourd'hui, les gamins ont des emplois du temps de folie. Même nous, adultes, sur des temps de pause (salle d'attente, transports...), dès qu'on a cinq minutes, on allume notre téléphone, on va sur Facebook. On ne supporte plus les temps morts. Les gamins suivent. Pourtant, ils doivent apprendre à se poser avec papa et maman. Pas forcément "faire quelque chose". Juste être ensemble ".
Juste être ensemble.
* L'Hymne de bataille de la mère tigre, Amy Chua, Gallimard
** Programme for international student assessment : classement qui évalue tous les trois ans les élèves de 15 ans dans le monde.
*** L'Education positive, c'est malin - Les conseils d'un pédopsychiatre pour comprendre et acommagner votre enfant de 0 à 6 ans, par Rafi Korajan et Sandrine Catalan-Massé aux éditions Leduc