Lors d'un reportage pour BFM TV, diffusé ce lundi 18 mai, Emmanuel Macron répondait aux questions des journalistes sur des "erreurs de communication autour de la pénurie de masques". Pour le président de la République, c'est certain, "nous n'avons jamais été en rupture". "Il y a eu une doctrine restrictive pour ne jamais être en rupture", détaille-t-il. "Ce qui est vrai, c'est qu'il y a eu des manques, il y a eu des tensions". Une "périphrase" comme le note Le Nouvel Obs qui a le don d'agacer de nombreux soignant·e·s, pour qui la difficulté de s'équiper a été réelle, et ce au plus fort de la crise sanitaire.
Le docteur Michaël Rochoy, médecin généraliste et co-fondateur de Stop Postillons, un site lancé le 22 mars pour promouvoir le port de protection faciale, homologuée ou non, auprès de la population, en fait partie. Depuis deux mois, l'expert et ses collègues brandissent le masque comme "le seul moyen, le plus simple et le moins cher pour faire cesser la pandémie". Ils mettent d'ailleurs en ligne des tutos accessibles à tous·te·s, pour réaliser sa protection à l'aide des recommandations de l'Afnor ou d'un simple t-shirt en coton, car "c'est toujours mieux que rien", affirme-t-il.
Il revient pour nous sur la déclaration du président, les recommandations des organismes de santé qui appellent au port du masque généralisé depuis début avril, et la nécessité absolue de "confiner nez et bouches" pour faire disparaître la pandémie de Covid-19. Il raconte aussi comment il a dû lui-même s'équiper quand un tiers des masques chirurgicaux qu'il a reçus étaient périmés en mars, ou abîmés au niveau des élastiques, avec des dispositifs non-adaptés à sa fonction de soignant.
Dr Michaël Rochoy : Ce que dit le Président dans cette interview est faux ; ce qu'il ne dit pas est pire.
Commençons par ce qu'Emmanuel Macron ne dit pas : il n'a JAMAIS recommandé le port de masques faits maison, alternatifs, comme ça a été le cas dans d'autres pays. Il n'a pas fait confiance en l'intelligence des Français, et a tenu à leur "imposer" le port de masques "certifiés par la Direction Générale de l'Armement", sachant pertinemment qu'il n'y en aurait jamais assez avant de longs mois. Aujourd'hui encore, le 20 mai, de nombreux Français sortent sans masque et participent à la propagation du virus.
Notre seule solution pour arrêter la pandémie est le "confinement de nos nez et bouches" derrière des écrans anti-postillons (masque et/ou visière). Il semblerait qu'après deux mois à répéter en boucle ce même message, il ne soit hélas toujours pas entendu par le gouvernement.
Le port généralisé du masque est ce qui a été recommandé très tôt dans d'autres pays (République Tchèque, Autriche, etc.). C'est aussi ce qu'a recommandé l'Académie Nationale de Médecine le 2 avril, et avec insistance le 22 avril, les centres américains de prévention et contrôle des maladies le 3 avril avec des tutoriels à base de T-shirt découpés ou de foulard plié, son équivalent européen le 8 avril, mais aussi le comité scientifique COVID-19, créé spécialement pour répondre aux questions sur le COVID-19 par le gouvernement. Ce dernier disait, le 20 avril : "Pré-requis au déconfinement : des masques alternatifs de production industrielle ou artisanale anti-projections disponibles pour l'ensemble de la population". Ou encore le Haut Conseil de Santé Publique qui disait le 24 avril que "en cas d'impossibilité d'accès à des masques répondant aux spécifications de l'AFNOR, il est possible d'utiliser des masques fabriqués de manière artisanale, qui n'ont pas les mêmes performances de filtration".
Mettez-vous à notre place une minute. Nous militons depuis le 22 mars, sur des arguments scientifiques et rationnels (comme cette étude) pour le port généralisé du masque dans l'espace public. Le 2 avril, nous pensons que "c'est la fin de partie" avec l'avis de l'Académie Nationale de Médecine... Non.
Nous voyons arriver un avis américain puis européen le 8 avril : "Là c'est bon, le gouvernement n'ira pas à l'encontre". Si... Nous voyons le 20 et 24 avril les avis concordant du comité scientifique COVID-19 et du Haut Conseil de Santé Publique sur la question : il n'est plus possible de ne pas suivre cette recommandation. Eh bien si. Ces derniers avis clairs datent d'un mois. Une éternité en période de pandémie. Nous payons chaque jour le lourd tribut de ces mots qui n'ont jamais été dit : "Portez un écran facial, un masque fait maison ou à défaut un t-shirt en coton".
Tout le reste, toutes les circonvolutions verbales sur le thème du "nous n'avons pas été en rupture" n'ont que peu d'intérêt à côté.
Dr M. R. : Je vous laisse juger... En 3 mois, j'ai reçu environ 150 masques chirurgicaux : une boîte de 50 quasi-périmés en mars, dont la moitié ont eu l'élastique qui a sauté au bout de 3 minutes ; puis chaque semaine, j'ai dû aller en pharmacie récupérer 12 à 18 masques chirurgicaux pendant les deux derniers mois. Ces masques doivent être jetés après chaque erreur d'asepsie ou toutes les 4 heures. J'ai "la chance" de ne pas avoir de secrétariat physique et d'avoir pu les garder pour moi. J'en ai donc bien eu assez dans ma situation.
Sauf que ces masques chirurgicaux sont destinés à protéger l'environnement plus qu'à se protéger soi-même. Ce sont des masques qui, si on avait suivi le plan pandémie grippale 2011, aurait dû être entre les mains des gens malades, de leur entourage, des travailleurs en milieu confinés, et ce dès le stade 1 (soit le 23 février 2020). Si on avait suivi le plan "pandémie grippale 2011", les masques qu'auraient dû recevoir les soignants étaient des FFP2. Des masques "pour se protéger". Et des FFP2, j'en ai reçu 12 depuis le début de la crise : ils sont valables 4 heures - en dehors de toute erreur d'asepsie - et sont à usage unique. Vous vous doutez que j'ai travaillé un peu plus que 6 jours sur les 3 derniers mois...
Mais le gouvernement actuel n'est pas responsable à lui seul de cette tension-rupture. Oui, le gouvernement a géré la répartition de ces masques chirurgicaux et FFP2 avec ce qu'ils avaient, et il est bien difficile de leur en vouloir. Des décisions difficiles ont été prises ; il y a eu des ratés, mais tout n'est pas leur faute, loin de là.
Par contre, le gouvernement est responsable de n'avoir jamais recommandé les masques alternatifs faits maison, malgré des incitations de plus en plus présentes et fortes depuis le 22 mars. Il est responsable d'une grande partie des contaminations qui ont eu lieu pendant le confinement, dans les commerces sans "confinement des nez et bouches".
Dr M. R. : Si nous voulons vaincre la pandémie, le port généralisé du masque sera un passage obligatoire. D'ici-là, nous aurons suffisamment de masques de fabrication industrielle ; mais rien ne rattrapera jamais le temps perdu depuis fin mars (ou début avril pour être tolérant). C'est tôt qu'il fallait agir car chaque personne infectée en a contaminé 1, 2 ou 3 en moyenne. On pourra "enfourcher tous les tigres" de la planète, rien ne rattrapera le retard qui a été pris, rien ne rattrapera les vies gâchées, rien ne réparera les enterrements à huis clos ou via Zoom...
Enfin, dans cette interview, le Président dit : "Ayons collectivement l'honnêteté de dire qu'au début du mois de mars 2020, encore plus en février ou en janvier, personne ne parlait des masques." Le plan pandémie grippale écrit en 2011 (après H1N1) inscrit clairement dans les gestes barrières les "masques chirurgicaux, masques anti-projections" dès le stade 1, où nous sommes depuis le 23 février. S'il n'y avait pas eu de communication sur les masques au 23 février, ça serait hautement problématique, non ?
Nous pouvons très facilement trouver deux traces de communications autour des masques des deux ministres de la Santé qui se sont succédés pendant cette pandémie : Agnès Buzyn le 26 janvier ("Il n'y a aucune indication à acheter des masques pour la population française, nous avons des dizaines de millions de masques en stock") et son successeur, Olivier Véran, le 23 février : "Nous poursuivons l'équipement en masque". Il y avait tellement de questions autour des masques que Libération a fait un article CheckNews le 27 février sur la question : "y a t-il une pénurie de masques de protection ?"
Ayons donc l'honnêteté de dire que la question des masques est présente dès 2011 et dès janvier 2020 pour l'épisode qui nous concerne.
Dr M. R. : Parce que c'est le seul moyen, le plus simple et le moins cher pour faire cesser la pandémie. Si tout le monde porte un EAP ou une protection faciale dans l'espace public, la dissémination du virus va diminuer drastiquement et l'épidémie pourrait s'éteindre : il suffit de voir l'étude d'Anna Davies pour s'en convaincre.
C'est le fameux taux de réplication du virus ou R0 dont on a pu entendre parler : tant que le R0 est à 1, 10 personnes transmettent à 10 personnes, qui elles-mêmes transmettent à 10 personnes. Cette situation ne s'arrête que lorsque 60-70 % de la population est contaminée et immunisée (parce que mécaniquement, le taux chute en-dessous de 1). Inacceptable ! En revanche, si le R0 passe sous le seuil de 1 durablement (quelques mois), alors 10 personnes vont transmettre à 9, qui elles-mêmes transmettront à 8 autres personnes, qui le transmettront à 7, jusqu'à ce que la dernière personne ne le transmette plus.
Si demain, tout le monde porte un masque (voire un masque et une visière, pour une double protection), la pandémie pourrait prendre fin dans un mois. Ce sera hélas plus long car ce port ne sera jamais généralisé à 100 %, parce que les élèves ne porteront ni masque ni visière...
Il faut bien comprendre qu'on peut être un vecteur asymptomatique, c'est-à-dire n'avoir aucun symptôme ET pouvoir transmettre la maladie. Il n'est donc pas suffisant de tracer les personnes malades et leurs contacts, car nous ratons probablement la moitié des vecteurs ! De la même façon, il est insuffisant de faire porter un masque uniquement à ces personnes. Notre seule solution de lutter est que tout le monde porte quelque chose ! Il faut que chacun se considère comme potentiellement malade pendant la période de la pandémie (c'est évidemment faux et certains ne le seront jamais, mais il faut quand même faire "comme si").
Nous parlons de beaucoup d'éléments : le traçage, les tests PCR (par le nez, ndlr), les sérologies, les traitements... Mais si le port du masque n'est pas généralisé, c'est comme courir après son ombre : on avance certes, mais c'est sans fin.
Il existe bien un traitement à la pandémie (si ce n'est un traitement pour les personnes déjà infectées), et elle est dans tous nos placards : le port généralisé du masque. Ce n'est pas l'hydroxychloroquine ou l'azithromycine ou le tocilizumab (ou autres molécules médiatiques) qui freineront la pandémie, ce sont vos vieux t-shirts découpés aux ciseaux ! Ce n'est pas un seul professeur ou une seule équipe qui l'arrêtera, c'est vous, c'est nous, c'est toi, c'est moi... Chacun individuellement va y contribuer à son échelle par la prévention et la protection. Il faut faire confiance aux gens, à leur intelligence collective ; il faut leur dire de se débrouiller et qu'ils feront ça très bien. De toute façon, c'est juste impossible de faire pire que ne rien porter.