Culture
"Plan de table" de Maggie Shipstead : la bourgeoisie américaine en huis-clos
Publié le 16 octobre 2012 à 14:28
Par Marie Pâris
« Plan de table » a sans aucun doute sa place parmi les bons crus de la rentrée littéraire. Premier roman de Maggie Shipstead, jeune auteure des Etats-Unis, il met en scène une famille de la upper-class américaine sur le point de marier sa fille aînée. Au fil d'un week-end confiné sur une île, les caractères se dessinent, les relations se compliquent, les crises affleurent. La plume est vive et le ton grinçant : on se régale. Entretien.
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Terrafemina : Votre roman décrit la upper-class aux Etats-Unis avec une précision et un réalisme saisissants. D’où vous est venue l’inspiration, le modèle ?

Maggie Shipstead : Je ne viens moi-même pas du tout de cette société. J’ai grandi dans le sud de la Californie, à près de 5 000 km de là où j’ai situé l’intrigue du livre (dans le Connecticut, sur la côte est des Etats-Unis, ndlr), et mes parents viennent d’un milieu modeste. Avant d’aller à Harvard, je ne savais même pas qu’il existait des gens comme la famille Van Meter dans le roman. Durant mes premières semaines à l’université, j’ai découvert ces jeunes à chaussures-bateau et ceintures brodées ; ils avaient tous l’air de se connaître et paraissaient si sûrs d’eux et confiants… J’ai été fascinée par ces gens, par leur façon d’être tellement à l’aise dans un endroit que je trouvais si intimidant. Suite à une série de hasards, je me suis fait de vrais amis parmi certains de ces bourgeois WASP venant de vieilles familles ; à force de passer du temps avec eux et dans leur monde, j’ai commencé à rassembler les éléments qui deviendraient les bases de « Plan de table ».

Tf : Vous réalisez dans le livre une analyse développée de la société américaine. Un vrai défi pour un premier roman…

M. G : Je n’ai vraiment pensé qu’à mes personnages pendant l’écriture du livre ; c’est la seule façon d’écrire un roman sans devenir fou selon moi. L’essentiel est de faire en sorte qu'ils apparaissent aussi vivants et réalistes que possible, et à partir de là germent des thématiques plus larges. Cela dit, j’avais en effet des opinions et des observations que je voulais partager sur cette classe particulière de la société, que je trouve très intéressante.

Tf : Pourquoi avoir choisi d’écrire le roman sous forme de huis-clos, dont l’intrigue n’a lieu que sur deux jours ?

M. G : Je pense que mettre des limitations dans un projet d’écriture peut parfois être étonnamment libérateur. Après avoir décidé que l’action principale aurait lieu dans un cadre temporel restreint, je me suis sentie libre de développer ces deux jours en profondeur, sans avoir à craindre que le roman ne devienne décousu et ne parte dans tous les sens. J’aime également la façon dont les contraintes spatio-temporelles reproduisent l’environnement légèrement claustrophobe qui entoure un mariage : l’île, la maison à l’intérieur de l’île, la famille à l’intérieur de la maison…

Tf : C’est un tour de force de réussir à nous faire rire avec des personnages qui ont en même temps un côté noir et déplaisant - comme celui de Winn, le père…

M. G : J’ai souvent tendance à glisser de l’humour dans mon écriture, peut-être parce qu’il est si important pour moi en tant que personne. Si je dois passer des mois ou des années sur un projet d’écriture, autant m’amuser un peu en essayant d’écrire quelques scènes drôles. Et, bien que je pense que Winn serait très ennuyeux en personne, j’ai beaucoup d’affection pour lui en tant que personnage. Il essaie comme nous tous de trouver du sens à ce monde – mais il s’y prend de la mauvaise manière. Il a un besoin maladif d’acceptation et de sécurité, et au lieu de se tourner vers sa famille, il ne cesse de chercher à intégrer de nouveaux clubs. Il ne supporte pas l’idée que les gens puissent ne pas le prendre au sérieux mais n’a pas non plus le genre de personnalité qui impose le respect. Je l’aime bien parce qu’il est perdu et un peu stupide, mais aussi parce qu’il est tragique dans la mesure où il a laissé passer beaucoup de choses dans la vie.

Tf : En quoi cette bourgeoisie du nord-est que vous décrivez est-elle différente du reste de la société américaine ?

M. G : Sur la côte ouest par exemple, les gens qui ont de l’argent ont tendance à le montrer avec de nouvelles voitures, de grandes maisons et des gadgets dernier-cri. Le concept de vieilles fortunes n’existe pas vraiment, et le statut tient plus du compte en banque que de l’éducation et des relations sociales. A l’est -en tout cas dans la culture dont je fais le portrait dans le roman-, la richesse se montre de façon plus subtile… A travers un code vestimentaire élaboré par exemple, parfois même un peu miteux ; idem pour la voiture ou la maison. Ces gens se situent dans la société en fonction de l’école qu’ils ont fréquentée ou des clubs auxquels ils appartiennent. Ce qui me semble intéressant, c’est qu’il est parfois difficile de faire la différence entre une personne à la sobriété raffinée et une autre dont la fortune familiale commence vraiment à s’épuiser.

Tf : Vous avez commencé le livre sous la forme d’une nouvelle. Comment « Plan de table » est-il devenu un roman ?

M. G : Malheureusement – ou heureusement, comme cela s’avère être le cas – « Plan de table » n’était pas une très bonne nouvelle. Je ne savais pas comment m’y prendre pour y remédier, et un professeur m’a suggéré qu’elle pourrait être développée dans un roman. Lorsqu’il m’a dit cela, j’ai vu toutes les directions possibles que les personnages pourraient prendre, les nouvelles complications que je pourrais introduire… Winn était le seul vrai personnage de la nouvelle, et je sentais que j’avais encore bien des choses à dire à son sujet, que je le comprenais suffisamment pour construire un roman complet autour de lui. Après avoir fini mon master, j’ai vécu pendant huit mois sur l’île de Nantucket, qui m’a servi de modèle pour l’île du livre, et j’ai pu écrire une première ébauche de ce qui est devenu par la suite un vrai roman.

« Plan de table », éditions Belfond, 21,50€

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