Cela a duré longtemps, trop longtemps. Six interminables semaines de retransmission donnant à voir deux stars réduites à lister les détails les plus sordides de leur intimité passée, d'un étron déposé sur le lit conjugal, aux SMS d'insultes en passant par des vidéos captées en douce lors de leurs violentes disputes sur fond de drogue et d'alcool. Le tout sous l'oeil vorace de milliers de spectateurs qui ont scruté la chute de deux idoles, cramées sur ce bûcher cathodique dérangeant.
Qui sortira "gagnant" du procès Heard vs Depp à Fairfax, en Virginie ? A ce jeu de massacre voyeuriste, les ex semblent avoir tous les deux perdu. Leur dignité, leur vernis glamour, probablement leur carrière. Mais l'issue de ce procès hors normes est finalement dérisoire par rapport à ce qui s'est joué à l'extérieur du tribunal. Car le jury populaire 2.0 a rendu son verdict il y a bien longtemps. Avant même que le procès ne débute. Sur TikTok, le hashtag #IStandWithAmberHeard comptabilise plus de 8 millions de vues contre... 15 milliards pour #JusticeForJohnnyDepp. Sans appel.
Les internautes se sont emparés des images des auditions avec autant d'avidité que de cruauté, ont détourné, moqué, harcelé, menacé et humilié Amber Heard, la "méchante", la menteuse, la folle, la vile traîtresse, la "drama queen". Le tout dans un tourbillon de mèmes et de parodies "rigolotes". Alors que l'actrice racontait en pleurant comment Johnny Depp l'aurait violée avec une bouteille d'alcool en Australie en 2015, la voilà transformée en Pinocchio sur les réseaux sociaux. Glaçant.
Avant même qu'elle n'ait ouvert la bouche, Amber Heard était jugée coupable. Mais coupable de quoi au juste ? Revenons aux faits. En 2018, la comédienne écrivait une tribune publiée dans le Washington Post, suggérant qu'elle aurait été victime de violences conjugales et dénonçant (ô ironie) l'écoute insuffisante des survivantes. Le nom de son ex-mari, Johnny Depp, n'était alors pas explicitement cité. Pourtant, celui-ci n'a pas tardé à contre-attaquer. Il avait tout d'abord intenté un premier procès au Sun qui l'avait désigné comme un "wife beater" (homme qui bat sa femme). La défense du tabloïd avait alors présenté 14 accusations de violences envers l'acteur entre début 2013 et mai 2016. Et Depp avait perdu. Cette fois-ici, il attaque Amber Heard pour diffamation et lui réclame 50 millions de dollars de dommages et intérêts. Une nouvelle contre-offensive pour "laver" son honneur... ou pour silencier ?
Depuis l'avènement de #MeToo, une formidable révolution s'est déployée : celle du nombre. Soudainement, les victimes n'étaient plus seules. Cette puissance sororale a permis la libération de la parole, son respect, avec ce mot d'ordre impérieux : "Nous te croyons".
Or le procès Heard vs Depp a dévoyé voire piétiné cet appel à (enfin) écouter et considérer celles qui osent parler. Le procès en diffamation intenté par Depp pourrait être considéré comme une manière de bâillonner son ex-compagne, d'étouffer son récit. Et TikTok, Twitter, Instagram se sont chargés d'enfouir son témoignage sous une montagne de "LOL".
Probablement galvanisé par ses fans, Johnny a cabotiné, a salué la foule comme à une avant-première, s'est marré, est même parti gratouiller sa guitare au concert de l'un de ses potes en Grande-Bretagne tandis que les jurés délibéraient. Comme un ultime doigt d'honneur adressé à son ex. Le message semble clair : Johnny surnage, Johnny s'en moque, Johnny s'en fout. Et il vous suggère de faire de même. Comme si ces six semaines éprouvantes, ce grand déballage de la violence toxique du couple n'avaient aucune importance, aucune conséquence.
Pourtant, ce procès en mode téléréalité n'avait rien de "fun", de divertissant ou de léger. Et son impact sur le mouvement #MeToo pourrait se révéler dévastateur. Ridiculiser et rabaisser durant deux mois une victime présumée de violences conjugales n'a rien de désopilant. Car ces mots, ces larmes caricaturées à outrance sur les réseaux sociaux, cette inversion de la charge, faisant de la victime présumée la "mytho vengeresse" de l'histoire, sont autant de coups symboliques portés aux survivantes. Et l'humiliation publique infligée à Amber Heard, cette victime décrétée imparfaite, frappée de présomption de mensonge, pourrait dissuader d'autres femmes de porter plainte.
Rappelons que les fausses accusations de violences sexuelles sont rares (entre 2% et 6%). Et surtout que seulement 10% des victimes de viol portent plainte après leur agression.
"C'est simple, si vous pensez que Johnny Depp a abusé d'Amber Heard au moins une fois... alors votre travail est très facile", a parfaitement résumé l'avocat de l'actrice Ben Rottenborn. En novembre 2020, les juges de la Haute Cour de Londres avaient estimé que 12 des 14 incidents violents relatés par Heard étaient "substantiellement vrais".
Alors oui, il est douloureux de concevoir qu'un acteur que nous admirions pourrait être un bourreau. Mais c'est ce biais qu'il nous faut déconstruire et dépasser pour être à la hauteur du serment fait aux victimes présumées. Sans cela, le chemin parcouru depuis 2017, ces millions de hashtags, ces témoignages courageux seraient balayés. Parce que laisser croire qu'une seule femme ment, la discréditer et remettre sa parole en question, pulvériserait ce #MeToo si puissant qui bouscule le statu quo fermement scellé par la domination patriarcale. Et parce que tant de femmes ont encore besoin de parler. C'est pour ces raisons que oui, Amber Heard, nous te croyons.