Lorsque nous l'avons appelée, Rakia était confinée dans son petit appartement parisien "avec vue sur les toits". Inquiète, mais l'inspiration en berne face à ce monde en prise avec le Covid. "Il faut du temps pour digérer les choses", expliquait-elle très simplement. C'est justement cette maturation qui a guidée l'écriture de son premier EP, entremêlant chansons à texte intimistes et sonorités africaines. Un brassage qui lui ressemble, elle, la petite fille adoptée au Niger, qui a poussé dans la verte Normandie.
Nourrie à la voix de Barbara et aux rythmes du jazz touareg, Anaïs est (re)devenue Rakia au fil de sa quête d'identité et son éclosion musicale. Un nom et des chansons comme autant de catharsis. Coachée par Orelsan, lui aussi originaire de Caen, la jeune autrice-compositrice-interprète a malaxé son mal-être et sa double culture pour façonner un univers très personnel, entre spleen introspectif et mélodies solaires. Et compte bien imposer sa marque. Nous avons interrogé Rakia sur ses questionnements, ses inspirations, ses colères et ces femmes qui l'ont tant inspirée.
Rakia : J'ai été adoptée quasiment à la naissance, alors que j'avais 3 mois. C'est un questionnement que j'ai toujours eu car j'ai été élevée dans une famille que j'adore, très "Française" avec des valeurs catholiques et donc très éloignée de mes racines africaines. Du coup, j'ai ce sentiment d'être déracinée et de n'avoir jamais totalement appartenue au monde dans lequel j'évoluais. J'ai décidé d'en faire un album parce que c'était un moyen d'exprimer ce que je ressentais.
R : Oui, ils m'en ont parlé depuis que je suis toute petite : ils sont blancs tous les deux, j'ai un petit frère qui est blanc et c'était évident que j'étais adoptée. Ils ont changé mon prénom Rakia en Anaïs parce que quand on adopte un enfant jeune, la théorie psy veut qu'il est préférable de donner un nouveau nom à l'enfant pour lui donner un nouveau départ. Je n'ai pas eu beaucoup de liens avec ces racines-là.
R : Non, mais c'est quelque chose que j'envisage de plus en plus. Avant, je ne voulais pas du tout en entendre parler car j'avais l'impression que c'était trahir ou remettre en question l'éducation que j'avais eue. Et puis je n'ai pas eu encore le temps, parce que si j'y vais, ça serait pour quelques mois. Jusqu'à présent, je n'étais pas prête. Aujourd'hui, ça me tenterait car j'ai un peu grandi.
R : J'ai mis du temps à intégrer cette identité africaine. Vers 3-4 ans, j'ai réalisé que j'étais noire. Mais réaliser que j'étais aussi Africaine, c'est très récent. C'est encore un peu flou pour moi. J'écoute du blues touareg, comme Tinariwen. Certains morceaux se rapprochent du rock anglais. Je lis un peu le média Jeune Afrique pour me renseigner. Mais c'est assez limité... Je pense qu'il vaut mieux être sur place pour comprendre la culture du Niger, c'est un pays assez méconnu par rapport au Nigéria qui est l'une des plus grosses puissances en Afrique.
R : C'est comme une deuxième identité que j'ai toujours eue toute ma vie. Pendant une longue période, j'avais complètement oublié que c'était mon prénom de naissance. Et puis à l'époque du brevet des collèges, il y avait ce grand tableau avec le nom de tous les élèves et leurs deuxième et troisième prénoms. C'est là que tous mes potes ont vu que mon troisième prénom était Rakia. Et à partir de là, ils ont commencé à m'appeler comme ça. Ça m'a un peu réconciliée avec cette identité perdue.
R : Oui, on est à la fois confrontée à la misogynie et au racisme. Ce n'était pas agréable. Je viens de la campagne et dans les années 2004, c'était moyennement "à la mode" d'être noire ou femme ! (rires) J'avais beaucoup de mal-être en moi parce que j'avais du mal à m'intégrer. C'est quelque chose que j'ai résolu en déménageant dans le quartier de Barbès à Paris il y a trois ans. C'est un quartier où habitent beaucoup de personnes noires et cela m'a beaucoup aidée.
Cette tentation de l'exil est prégnante dans tes paroles. La musique t'a-t-elle aidée à t'apaiser et à te poser ?
R : Oui, à m'apaiser et à traduire mes colères. Quand j'avais 8 ans, j'écoutais beaucoup l'album Ouest Side de Booba où il dit : "J'ai été jugé à cause de ma couleur", des choses comme ça. Je me rends compte que je n'écoutais que des artistes noirs sans m'en rendre réellement compte à l'époque. Cela m'a permis d'imaginer d'autres points de vue. Cela a été cathartique.
R : Par Nina Simone et Barbara, dont j'ai un grand poster dans mon petit appartement. Je suis également très fan de Joni Mitchell. Et quand j'étais ado, je lisais beaucoup Virginie Despentes aussi. King Kong Théorie m'a beaucoup marquée à 13 ans.
R : Je pense à une phrase de la journaliste et militante antiraciste Rokhaya Diallo que j'écoutais dans un podcast qui disait : "Lors d'une conversation, je ne savais pas s'il me jugeait parce que j'étais noire, parce que j'étais une femme, ou parce que j'étais une femme noire". C'est un peu ce que l'on vit tout le temps. Il y a aussi le fait d'être jeune et provinciale.
J'ai souvent eu des problèmes avec des ingénieurs du son ou dans les maisons de disques avec lesquels j'ai eu l'impression que ma parole n'était pas crédible. C'est complexe... Je suis à la croisée de plusieurs problématiques. C'est frappant : il n'y a pas vraiment de femmes noires chantant en français avec cinq albums à leur actif et 2 millions de personnes sur Instagram. C'est clair qu'il y a un manque et qu'elles sont moins représentées. Mais n'est-ce pas aussi dû parce qu'on se le permet moins ou est-ce qu'il y a des freins ? Je pense que c'est un peu les deux.
R : Oui, aux Victoires de la musique 2020, c'était frappant de voir toutes ces révélations féminines. Après, c'est un peu comme les réalisatrices de films : on les aime bien pour leurs premier et deuxième films, puis elles sont laissées de côté. Attendons de voir ce que cela donne sur la durée.
Il y a toujours eu des petites meufs prometteuses. Le problème, c'est la durée des carrières, pour tous les musiciens, mais plus particulièrement pour les femmes. C'est fou que la société pense qu'à partir de 25 ans, les femmes ne sont plus intéressantes et désirables. Et ce n'est pas que dans la musique... Il faudrait aussi que les hommes prennent conscience de ce problème d'âgisme et de sexisme. Les femmes qui débattent et évoluent sur ces questions, c'est super, mais les hommes doivent s'en mêler.
R : J'ai toujours eu un caractère assez fort et j'ai eu la chance de voir d'autres amis qui ont signé en maison de disques avant moi. Je voyais les compromis qu'ils étaient obligés de faire, quitte à ne pas être à l'aise. Et je me suis dit que si je signais avec un label, jamais je ne voudrais me retrouver dans une situation où je ne me retrouverai en adéquation avec ce que je suis ou la musique que je veux faire. Je n'ai jamais vraiment cédé à la pression. Orelsan m'a aussi donné des conseils : il m'avait dit que si on arrivait avec une proposition artistique assez forte, elle est acceptée sans avoir à faire de compromis.
R : Ça fait un moment qu'on s'est rencontrés, en 2015. Je commençais à faire pas mal de concerts en Normandie et lui répétait avec son groupe, Les Casseurs Flowters, dans le studio à côté du mien. Il a aimé mon son et on s'est revus plusieurs fois lorsque je venais à Paris. Il me donnait des conseils sur mes morceaux, sur leur structure, sur mes paroles. C'est un peu mon "maître en peinture" (rires). Il m'a aidée à affiner mon style et je me suis sentie plus forte pour défendre ma proposition devant des producteurs.
R : Oui, je ne peux pas ne pas l'être car j'incarne à moi seule quelque chose. Je ne sais pas si mon point de vue est militant, mais il est affirmé. Dans ma chanson Ma prière, je fais référence aux migrants. J'étais à Caen, beaucoup d'exilés y venaient pour passer en Angleterre. Je me suis dit que j'aurais pu en faire partie si j'étais restée au Niger. Je me dis toujours que j'ai une "autre vie" ailleurs. J'aurais pu être du mauvais côté de la carte. Et c'est une chance que j'ai questionnée.
R : Je suis une femme donc je suis forcément féministe. J'écoutais une interview de Virginie Despentes qui parlait de Monique Wittig, La pensée straight. Elle y explique que les femmes ont souvent du mal à admettre qu'elles sont dominées par les hommes. Et c'est vrai que ce n'est pas évident de se rendre compte des discriminations à l'encontre des femmes. Alors que c'est assez évident une fois qu'on les a éclaircies.
R : Ma grand-mère, parce que c'était une femme de ménage, qui avait très peu de moyens, mais qui avait le coeur sur la main et était d'une bienveillance incroyable. Elle venait de la campagne profonde et était super ouverte d'esprit. Elle pensait qu'il fallait lire pour comprendre le monde. Cela m'a beaucoup marquée. Elle est décédée en 2014.
Barbara pour sa carrière artistique. Elle a beaucoup galéré au début, elle a joué dans des petits bars un peu pourris à Batignolles, et finalement, elle est devenue l'une des plus grandes parolières et chanteuses françaises, l'une des seules d'ailleurs. Et puis j'admire son militantisme auprès des gens détenus. Elle faisait beaucoup de concerts dans des prisons. C'est un parcours remarquable.
Et en ce moment, je suis impressionnée par Meryl, une rappeuse de Martinique. Elle est compositrice et elle a réussi a donné des "toplines" à des rappeurs qui sont sur le devant de la scène comme Soprano et Sch, des mecs qui ont plutôt l'habitude de faire leurs mélodies tous seuls. Elle a réussi à s'imposer. C'est beau !
R : Hermione Granger d'Harry Potter parce que c'était une super intello et elle n'avait pas peur d'affirmer ses positions face à ses camarades. Et Mulan parce que j'étais très "garçon manqué" quand j'étais petite et que j'adorais cette fille qui se déguisait en soldat pour intégrer une armée. Et elle faisait du cheval !
R : Le droit de ne pas avoir à se justifier en permanence quand on affirme quelque chose.
R : I'm Still Here de Sia.
R : "Ce qui ne me tue me fortifie".
Rakia, EP Rakia, dispo depuis le 7 février 2020