Les sociétés matriarcales ont leur bible. La philosophe et chercheuse allemande Heide Goettner-Abendroth publie ce 19 septembre la version française de son livre : Les sociétés matriarcales. Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde, aux éditions Des femmes Antoinette Fouque.
Cet ouvrage sorti en 2010 en Allemagne et en 2012 dans le monde anglo-saxon fait un état des lieux inédit des sociétés matriarcales dans le monde. Il mêle terrain et théorie sur un sujet peu prisé des ethnologues. Il s'appuie sur des études scientifiques, de la documentation ethnologique et archéologique.
Heide Groettner-Abendroth a 78 ans, elle a consacré sa vie à l'étude de chacune de ces populations, a publié huit ouvrages sur le matriarcat, sans compter les trois tomes et deux mises à jour de son livre Le matriarcat, entre 1989 et 1999.
Elle a vécu auprès des Mosuo de Chine, à leur invitation. Elle a compilé les articles scientifiques de ses collègues, par exemple sur les femmes de Juchitan, au Mexique. Elle décrit en détail la vie des Khasi d'Inde, des Newar du Népal, des nombreux Minangkabau d'Indonésie, des Iroquois d'Amérique du Nord, des Touaregs, et leur vulnérabilité actuelle. Elle a lutté pour élever ce pan de l'ethnologie au rang de matière scientifique.
Selon la philosophe, les sociétés matriarcales auraient précédé le patriarcat. Celle qui a fondé sa propre université -l'Académie internationale Hagia pour les recherches matriarcales modernes- parce qu'elle ne tolérait pas la domination masculine en vigueur dans les institutions classiques, est très engagée sur la question. Sa vision n'est pas neutre, elle le revendique.
Le travail de fourmi de cette féministe de la première heure, docteure en philosophie des sciences et enseignante en philosophie pendant dix à l'université de Munich, a été maintes fois salué. Et en 2005, elle a été sélectionnée par le programme international "1000 femmes de paix à travers le monde", comme candidate pour le prix Nobel de la paix. La paix, elle le révèle, est l'un des ciments des sociétés matriarcales. Elles ne laissent jamais un conflit perdurer et travaillent à plusieurs à sa résolution.
Heide Goettner-Abendroth cite 26 populations. Chacune d'elles possèdent encore des formes matriarcales complètes, ou quasi complètes. C'est-à-dire qu'elles sont à la fois matrilinéaires -la filiation se fait par la mère-, et matrilocales, dans le sens où le foyer se construit depuis le domicile de la jeune femme. D'autres ont abandonné ces piliers mais continuent de pratiquer des rites et de transmettre des valeurs qui s'inspirent directement du matriarcat.
Toutes ont en commun l'amour et la vénération de la capacité de la femme à enfanter. C'est le pivot de ces sociétés. Il est impensable que la femme puisse être envisagée comme un objet. Il en va de même pour les hommes, dont beaucoup ont des rôles de chef pour représenter la société. La femme est vénérée parce que le don qu'elle a reçu impose le respect.
Bien sûr, ces sociétés sont traditionnelles et ancestrales. Elles ne sont pas passées par le tamis de la psychanalyse, ni de la laïcité. L'émancipation individuelle leur est étrangère et lorsqu'elle survient, elle est vécue comme une énième victoire du capitalisme colonisateur.
Dès lors, calquer leur modèle sur nos sociétés oecuméniques est utopique, mais on peut s'inspirer des racines philosophiques qui les sous-tend. Lesquelles imposent de respecter la femme.
Quel est le principe fondateur de chacune des sociétés matriarcales, selon vous?
Heide Goettner-Abendroth : C'est le pouvoir de donner la vie. Si les femmes ne donnent pas la vie, la société se meurt. Chez nous, ce pouvoir n'a que peu de valeur. Les femmes sont livrées à elles-mêmes et doivent prendre en charge seules la maternité. Elles ne sont pas respectées. Les sociétés matriarcales font de la maternité leur point d'ancrage. Vous n'y verrez jamais un enfant ou une femme abandonnée.
Chez les Minangkabau, en Indonésie, tout le monde est une mère. Les hommes gagnent en dignité quand ils se comportent correctement vis-à-vis des enfants, on dit d'eux qu'ils sont de "bonnes mères".
Elles sont égalitaires, prévenantes et nourrissantes, dans le sens où s'occuper des autres et de leur bien-être est une convention évidente. Chez les Khasi, en Inde, la mère clanique -la cheffe du village- est choisie en fonction de sa capacité à aider les siens.
Chacun est respecté quel que soit son âge ou son sexe. Les jeunes s'occupent des vieux jusqu'à leur mort. Il n'existe pas de hiérarchie entre les personnes. Les décisions sont prises en groupe, à l'unanimité. Ils mettent en place une économie du partage, ils déplorent l'idée de l'accumulation.
N'est-ce pas plus facile de créer cette harmonie dans des clans où les membres sont peu nombreux ? Dans une nation de plusieurs millions d'habitants, l'unanimité est difficile à obtenir...
Certes, les clans sont parfois petits et comptent une centaine de personnes, mais d'autres, comme les Minangkabau en Indonésie sont 6 millions. Autant que la population de la Suisse. Ils ne sont pas strictement matriarcaux, parce que le pouvoir politique en place a imposé le patriarcat, mais le matriarcat se manifeste à travers des formes culturelles.
Les Mosuo de Chine sont 250 000. Et quand il s'est agi de construire un aéroport dans leur région, risquant de la vulnérabiliser, ils et elles ont réussi à repousser le projet en consultant chacune des membres des différents clans. Et ils et elles n'ont donné leur réponse que lorsqu'ils ont atteint l'unanimité. Cela leur a pris trois mois.
Les Minangkabau en Indonésie ont procédé de la même manière, mais le gouvernement est passé en force et Sumatra est désormais doté d'un aéroport.
Non. Elles ne considèrent pas cela comme du pouvoir, mais comme des responsabilités qui les obligent. Souvent, elles tiennent les cordons de la bourse, non pas pour garder l'argent pour elles-mêmes, mais pour le redistribuer de manière égalitaire et s'assurer que le clan ne sera jamais démuni.
L'organisation de leurs sociétés est telle que la notion de domination n'existe pas. Ces sociétés sont pacifiques pour la plupart, même s'ils savent se défendre par les armes, comme en Amazonie ou en Amérique du Nord. Ce n'est pas qu'ils sont meilleurs que nous, mais les structures de leurs sociétés facilitent l'aménagement de la paix.