On le sait, l'adolescence est rarement un long fleuve tranquille. Beaucoup de parents redoutent cette période tumultueuse où l'ado, en mutation par définition, semble développer une véritable allergie à ses parents, et même employer son énergie à leur en faire "baver". Qu'est-il advenu de leur ancienne image de demi-dieux face à des angelots ? Difficile de survivre à un rejeton impertinent qui n'a de cesse de s'opposer à nous, dans une guerre psychologique où sa chambre est devenue un bunker, d'où il reste en communication radio permanente avec ses "alliés". Il existe pourtant des stratégies possibles, qui permettent d'amortir un peu le choc. Nous en avons recensé quelques-unes.
Nombreux sont les ados qui se plaignent que leurs parents sont toujours sur leur dos et vivent cela comme des agressions. "Lâche-moi", répètent-ils en boucle (ou, plus soft : "T'inquiète, je gère"). Ces injonctions sont vécues comme des camouflets par de nombreux parents déstabilisés, qui se souviennent avec une tendre nostalgie du temps où leur petit les enveloppait de câlins. L'ado, souvent maladroit, exprime pourtant un besoin naturel en matière de développement : ce que les psys appellent le processus d'individuation. Car pour devenir adulte, l'enfant doit se différencier de ses parents.
La mission de ceux-ci (si toutefois ils l'acceptent) est donc d'aider l'enfant à s'éloigner d'eux, psychiquement d'abord, c'est-à-dire à devenir indépendant. Or ce n'est simple ni pour l'un ni pour l'autre. Comment prendre ses distances par rapport à ceux qui restent l'alpha et l'oméga de son existence ? L'ado se révolte contre cette dépendance qu'il perçoit soudain comme une forme d'emprise et le parent vit ce mouvement comme un rejet. Pas de panique ! Ces mouvements de rejet et de révolte adolescents sont en fait les marqueurs d'un développement sain. Laissons-les dans leur chambre, respectons leur mutisme, et allons faire un peu de sport, un resto ou voir un film !
Prendre de la distance et respecter les espaces, certes, mais l'idée n'est pas de couper toute communication ! Or, pas simple de communiquer avec un ado souvent insaisissable qui confond chambre et tanière et répond par onomatopées (quand il veut bien répondre). Maintenir le lien via la parole est pourtant essentiel. Mais attention, il faut se garder de tomber dans l'inquisition (la "prise de tête") et notamment de se montrer indiscret sur la vie amoureuse de son ado.
Les questions du style "Elle est mignonne, Léa, c'est ta copine ?" sont à proscrire de crainte que cela ne soit vécu également comme une agression. Mieux vaut discuter de l'actualité, d'un film ou des passions de son ado pour se connecter à lui et lui montrer que ses vues nous intéressent. Son analyse d'un film ou d'une situation nous en apprend de toutes façons bien plus sur lui que de savoir s'il est "en couple" avec Léa ou Valentine. L'adulte fait aussi passer le message suivant à son ado : "Tes points de vue sont dignes d'intérêt", ce qui le narcissise.
De la même manière, alors qu'il peut parfois, au domicile, retrouver avec plaisir quelques comportements de l'enfant qu'il fut, il est hors de question qu'il le montre au dehors, dans ce que les sociologues ont appelé "le groupe de pairs". L'adolescent prend alors de la distance physiquement, dans l'espace : On le (la) voit alors marcher plusieurs mettre devant nous dans la rue, en affectant surtout de ne pas nous connaitre. C'est aussi le fameux "dépose-moi là" qui nous prend par surprise dans la voiture, quand on est encore à deux cents mètres du collège ! Dur moment où l'on se rend compte que le bambin dont nous, on est si fiers... a honte de nous ! (Parfois même, la couleuvre est assaisonnée d'un : "En plus, t'as vu comment tu t'habilles ?" (un classique). Eh bien, d'accord, mon joli, on verra cet hiver, sous le vent et la grêle, si tu voudras encore être déposé à deux cents mètres du portail !
Il est commun de dire qu'à l'adolescence, l'enjeu est, pour la deuxième fois dans la vie de l'enfant, de couper le cordon ombilical, mais disons que pendant quelques temps encore, le cordon doit être un peu... élastique.
Si l'adolescent vit la transformation de son corps avec un tel malaise, c'est parce qu'il ne maîtrise plus l'image qu'il donne de lui-même aux autres. Son narcissisme, laborieusement construit au fil des années, subit un remaniement soudain. Le moindre petit bouton ou la moindre petite prise de poids prend une ampleur inédite et est vécu comme une catastrophe. Il n'est pas rare que l'ado passe des heures à se scruter devant sa glace, ou, version moderne, à examiner minutieusement ses selfies.
Là encore, il importe donc de faire preuve de tact, tant dans les paroles que dans les regards qui, à cet âge, peuvent être vécus comme particulièrement intrusifs. Dans ce domaine plus que dans d'autres, il y a parfois, tout simplement pas de "bonne" réponse. Minimiser les choses, tenter de rassurer ? C'est immédiatement entendre claquer un "Tu ne comprends rien !". Au contraire, considérer les choses avec trop de gravité, c'est provoquer des hurlements dépressifs, et l'enfermement dans la tanière.
Reste LA phrase, la botte secrète du parent d'ado : "Si je peux faire quelque chose pour t'aider..." (mais attention, hein, pas "Est-ce que je peux faire quelque chose ?" puisque la réponse est : "Non, tu n'y comprends rien"), mais bien "Si je peux" (conditionnel), "Alors je suis prêt(e) à en parler, et éventuellement à agir."
Rien de tel que l'humour pour désamorcer les bombes. Savoir rire, ou le plus souvent sourire d'un comportement, notamment du sien, et, en retour, savoir rire et faire sourire à propos de soi-même, voilà des atouts précieux pour traverser la zone de turbulences adolescente : c'est un des outils les plus performants pour garder la sacro-sainte "distance" déjà évoquée.
Car l'un des phénomènes les plus couramment observés dans les familles, quand un des membres est soudainement "atteint d'adolescence", c'est la dramatisation : tout est grave, vital, insurmontable, les cris, les pleurs, les colères, les amours... Tout peut prendre, en quelques secondes, des proportions dramatiques considérables. Dans ces cas, un peu de second degré ou d'autodérision, savamment maniés, sont d'un grand secours, et permettent, face aux attaques massives ou aux stratégies de harcèlement, de faire un " pas de côté " d'esquive.
Attention pourtant, la planche est savonnée : il n'y a parfois qu'un pas à faire, justement, pour tomber dans le sarcasme, le cynisme, l'ironie cinglante. En effet, l'adolescent en abuse lui-même souvent, mettant nos nerfs à rude épreuve. La réponse "en miroir" est alors si tentante, d'autant que nous aussi, nous saurions toucher là où ça fait mal ! Mais c'est évidemment une escalade délétère. Respirez à fond et répétez après nous : "Distance... pas de côté... cordon élastique... autodérision..."
Dans une immense majorité des cas donc, c'est bien connu, pour effectuer son long travail de séparation psychique d'avec ses parents, l'ado a besoin de se révolter. Il s'agit, au fond, d'une "guerre d'indépendance", où l'enjeu est de chasser ces "colons" de parents, qui l'ont trop longtemps gardé sous dépendance alimentaire et financière, et sous leur joug affectif ! D'où l'aspect de guérilla, de guerre d'escarmouches, que prennent parfois les relations familiales : un guet-apens, une attaque violente, et hop, l'adversaire se retire aussitôt, inaccessible, dans son abri, ou dans son mutisme, ou dans son jeu vidéo, voire dans les trois à la fois.
Deux des plus grands stratèges de l'histoire, Machiavel et Sun Zu, ont tous deux livré un important conseil, dans leurs écrits respectifs sur l'Art de la guerre : pour éviter ces attaques, dont on ne peut prédire d'où, quand, et sous quelle forme elles surviennent, il faut donner à l'adversaire, un os à ronger. Bref, pour éviter que ça parte dans tous les sens, il faut donner un sens. Alors soyons stratèges, soyons machiavéliques : l'ado a besoin de se révolter, il faut lui en donner matière ! Trop de parents, dans l'espoir d'apaiser le conflit, supportent, tolèrent, esquivent, poussant ainsi leur rejeton vers des positions de plus en plus extrêmes, puisque son problème est de trouver enfin une limite à laquelle se frotter.
A ce stade, "os à ronger" étant un terme pouvant être perçu trop péjorativement par les oreilles adverses, nous pourrions parler de "pomme de discorde", c'est-à-dire, pour les parents, un "dada", un truc exaspérant pour l'adolescent, mais sur lequel il est hors de question de transiger. Ce peut-être la propreté de la chambre, la participation à certaines tâches domestiques, voire même les goûts musicaux. Mais soyez inflexible !
Les horaires de sortie, le temps sur Internet, l'utilisation du smartphone sont devenus des pommes de discorde très communes. L'ado y est généralement très sensible, et parle volontiers de "chantage" : c'est sa rhétorique, pour nous autres, il s'agit de "négociation". Nos jeunes gens ont au fond à apprendre que l'indépendance totale est un leurre, que nous avons tous (et qu'ils auront eux-mêmes, quelle que soit leur soif d'absolu) à faire des compromis.
On le perçoit bien, l'adolescence est le temps de tous les paradoxes : ces jeunes gens revendiquent avec force leur indépendance, mais sont aussi vulnérables que lorsqu'ils étaient petits, et ont tout autant besoin de notre attention. Ils nous aiment, et pourtant ils nous éprouvent. Ils veulent s'envoler, et dans le même temps, ils envahissent la maison. Ils doutent comme jamais, mais défendent mordicus leurs convictions. Ils sont nihilistes et idéalistes à la fois. Il y aurait tant encore à pointer, de ces contradictions qui dévoilent si bien l'ambivalence adolescente. Et donc, pour garder pied dans ces secousses, les parents doivent apprendre, de leur côté, à composer avec ces paradoxes. Et ce n'est pas si difficile, car, au fond, nous même, nous avons le désir que nos enfants grandissent, et à la fois... nous y résistons.
De même, on peut à la fois "ne plus supporter" son rejeton parfois, mais tout de même, continuer à le "supporter" comme on supporte un sportif, une équipe. Être de ces supporters qui sont là dans les bons comme dans les mauvais moments, qui supportent les passages à vide, les déceptions, comme ils applaudissent aux exploits. Or, l'adolescence est un exploit ! Le but est d'arriver à ce paradoxe final qui est de "couper le cordon", certes, mais de conserver le lien : Tu peux t'éloigner de moi, tu peux vivre ta vie, mais, comme disent les supporter anglais, "You will never walk alone", tu ne seras jamais vraiment seul.
Par Caroline Bréhat et Thibaud Leclech du Cabinet Rivages.