Cela faisait plusieurs semaines qu'elles préparaient leur coup. Pancarte autour du cou, plus de 80 militantes du tout nouveau collectif Soeurcières sont descendues dans les rues du centre-ville de Caen ce samedi 11 janvier. Elles avaient enfilé une combinaison de ski, une blouse d'hôpital, une mini-jupe, un jogging. Sur leur écriteau, on pouvait lire : "Mon moniteur de ski m'a violée pendant mes vacances" ou encore "Il avait 51 ans, j'en avais 19. J'étais en pyjama dans ma chambre d'ado". Des mots terribles, éprouvants, émanant de victimes de viol ou d'agressions sexuelles. Et une reconstitution du look de ces femmes le jour du drame. De quoi frapper les esprits durablement.
"C'est moi qui suis à l'origine de ce projet, je l'avais en tête depuis pas mal de temps", nous explique Anna, membre du collectif. "J'ai été violée, il y a eu un procès aux assises en 2018 et au procès, on a beaucoup mis l'accent sur mes vêtements. On a projeté sur écran géant l'intégralité de mes vêtements, en me demandant la longueur de ma robe, l'épaisseur du collant, est-ce que mes sous-vêtements étaient en dentelles ou pas, est-ce que mon gilet descendait sous mes fesses ou pas, la hauteur de mes talons... Dans la plaidoirie de la défense, on m'a sortie que j'étais en tenue provocante, que j'étais une aguicheuse. Et c'était quelques mois après #MeToo ! Cela a été un déclic."
Inspirée par l'exposition américaine "What Were You Wearing ?", dans laquelle la photographe Katherine Cambareri immortalisait sur fond noir les vêtements que les femmes portaient lorsqu'elles se sont faites agresser, la militante féministe propose au reste du collectif de déployer cette idée dans la rue, avec de vraies personnes pour incarner ces voix trop tues. Objectif : souligner le phénomène de culpabilisation insidieux des victimes.
Car oui, "Tu étais habillée comment ?" reste la première question posée à une femme après une agression sexuelle. Une interrogation qui sous-tend que la victime l'a quelque part "bien cherché" en aguichant son agresseur par une tenue "trop" provocante, "trop" courte, "trop" dénudée. Et de fait, en 2019, 42% Français continuent à estimer que si la victime a eu une attitude "provocante" en public, la responsabilité du violeur est atténuée, selon un sondage hallucinant d'Ipsos. "Quand on écoute l'entourage, la police, la justice, il y a toujours cette culpabilisation et le violeur s'en tire souvent à bon compte. Sauf que peu importe la façon dont on s'habille, peu importent les circonstances : le seul responsable d'un viol, c'est le violeur", insiste Anna.
C'est pour contrer cette culture du viol latente et ce phénomène de victim-blaming quasi systématique que le collectif a voulu mettre en place cette action militante aussi puissante que dérangeante.
"Après un appel à témoins sur nos réseaux sociaux, nous avons recueilli de très nombreux témoignages de victimes de viols ou d'agressions sexuelles, ainsi que la description de leurs vêtements à ce moment-là. Nous en avons sélectionné 80 et avons recréé leurs looks."
L'impact de cette initiative a dépassé les espérances du collectif : les passant·es sont venu·es raconter leur histoire personnelle, pleurer, écouter, soutenir. "Les femmes nous disaient qu'elles trouvaient ça super dur de voir ça 'en vrai'. On en entend beaucoup parler, mais de le voir concrètement, c'est terrible", souligne Anna. Parmi les incarnations les plus frappantes, cette femme qui a été violée lors de son mariage par un invité. Ou encore celle qui a été violée à l'hôpital par un voisin de chambre, en blouse. "Cela a choqué beaucoup de personnes".
Et l'action a également franchi le simple cadre des rues du centre-ville de Caen puisque les photos ultra-impactantes de cette mobilisation sont devenues virales sur Facebook. "Nous avons reçu une déferlante de témoignages, cela a amené beaucoup de discussions entre les victimes, cela a libéré quelque chose", se réjouit Anna.
Face au succès du projet, les Soeurcières projettent déjà une nouvelle opération autour des violences sexuelles qui sera déployée au niveau national le 14 mars prochain. Intitulée "Je te crois", celle-ci "permettra aux victimes de venir témoigner directement lors de l'action, car la parole des victimes est constamment remise en doute par des inconnus, par des proches, par la police, par la justice." Toujours dans le même esprit, avec des pancartes et des mots qui interpellent et interrogent. "Nous voulons créer la surprise".