"On est une famille, on se dit tout non ?". Ce vendredi soir-là, le 28 février 2020, Aïssa Maïga se lançait dans un discours cinglant, politique, teinté d'une ironie piquante face à la "grande famille" du cinéma français, réunie pour la soirée des César. "Dès que je me retrouve dans une grande réunion du métier, je ne peux pas m'empêcher de compter le nombre de noirs et de non-blancs dans la salle. J'ai toujours pu compter sur les doigts d'une main le nombre de non-blancs." L'assemblée monochrome se crispe. Le malaise est palpable, les sourires figés. Car l'actrice mettait le doigt sur une réalité bien trop visible.
Après avoir déjà bousculé le Festival de Cannes 2018 avec le collectif Noire n'est pas mon métier, la comédienne poursuit son combat. Dans un documentaire co-réalisé avec Isabelle Simeoni, Regard noir, Aïssa Maïga s'attelle à disséquer le racisme systémique qui se déploie au coeur de toutes les strates de l'industrie cinématographique, des castings aux distributeurs.
Tourné sous forme de roadtrip qui nous embarque jusqu'aux États-Unis et au Brésil, ce film pédagogique et passionnant donne la parole aux actrices et acteurs noir·e·s victimes de représentations stéréotypées ("J'ai pris du galon en passant de femme de ménage à infirmière"), aux cinéastes qui changent les règles (dont Ryan Coogler, le réalisateur du blockbuster Black Panther et la figure de proue du cinéma féministe indé Ava DuVernay), explore des pistes. D'un constat accablant, "Regard noir" se transforme en plaidoyer vivant et vibrant pour la diversité, imagine un monde d'après plus inclusif. Et appelle l'industrie à prendre ses responsabilités pour se réinventer, renouveler ses histoires et élargir son éventail de couleurs.
Nous avons discuté avec Aïssa Maïga de ce combat nécessaire qu'elle porte à bras le corps.
Aïssa Maïga : Oui, les premières archives datent de 1997 ! J'ai toujours voulu prendre la parole face à une situation qui me paraît injuste, surtout si cette situation peut être améliorée. Mais je ne suis pas non plus une tête brûlée qui fait n'importe quoi, contrairement à ce que certains pourraient penser ! (rires) Il y a une dizaine d'années, j'ai ressenti une immense fatigue sur ce sujet. C'était le moment où ma carrière commençait à décoller et je voyais bien que mes prises de parole étaient stériles. Rien n'évoluait.
Alors oui, j'ai eu des doutes, mais je n'ai jamais eu peur. Je sais qu'il y a des gens qui sont d'accord avec ce que je dis, qui sont même portés par ma parole, par celle d'Adèle Haenel, de Nadège Beausson-Diagne. On voit ce que l'humanité a été capable de transformer par le passé. Je veux mener cette lutte.
A.M. : J'étais toute jeune et je voulais rentrer au Conservatoire. J'avais trouvé un prof qui avait très bonne réputation pour préparer le concours. J'avais envie de présenter des textes classiques. Et nous sommes allés au clash. Car tranquillement, il m'a expliqué qu'il fallait se mettre à la place des jurés qui seraient très étonnés de voir débarquer une noire jouant du théâtre classique. Et qu'ils seraient bien trop choqués pour se concentrer pendant mon passage. Il m'a donc conseillé de choisir un rôle "truculent", un rôle de bonne par exemple, ça m'irait très bien.
Ca m'a fait vraiment mal. Je voulais jouer Antigone, moi ! Il a brisé mes rêves. Au final, je n'ai jamais passé le concours, j'ai eu un tournage de film. Ils m'avaient saoulée de toute façon. (rires)
A.M. : Elle a mis en mots quelque chose que je ressens depuis très longtemps. Et nous en avions d'ailleurs parlé avec les autrices de notre livre Noire n'est pas mon métier. Qu'est-ce qui est le plus dur : le racisme ou le sexisme ? Et toutes, sans exception, répondaient le racisme.
Pourtant, nous vivons dans un pays où le sexisme peut se manifester de façon extrêmement violente. A-t-on tellement intégré les normes sexistes qu'on ne les voit plus et que nous ne les avons pas suffisamment déconstruites pour en décrypter la virulence ? Ou est-ce juste que le racisme est encore plus violent ? La réponse est dans la question.
A.M. : Le cinéma français est en évolution, je ne peux pas le condamner complètement. Ce qui est étonnant dans le cas français, c'est que nous sommes très autocentrés, y compris sur la question de la diversité et de la représentation.
Le cinéma français, et la France par extension, se privent d'une partie de son potentiel, à cause de ce manque d'ouverture absurde. Dans un pays où l'on prône l'exception culturelle, l'universalisme, beaucoup de catégories de populations sont empêchées en raison de ce qu'elles sont. Ce que nous avons voulu explorer avec ce documentaire, c'est la responsabilité des décideurs, des dirigeants des studios, des chaînes, des personnes qui ont les leviers et pourraient faire changer ça. Il serait temps d'interroger nos propres pratiques et de se demander ce qu'on met en place pour combler nos lacunes.
Je rêve qu'un·e dirigeant·e prenne les choses en main et mette en place un plan concret. Surtout que cette personne aurait tout à gagner. Il faudrait que ces personnes identifient le caractère prescripteur et l'aura positivement puissante qu'elles pourraient avoir. Mais je suis sûre que ça va arriver.
Alors que la conversation autour de la race est très prégnante aux Etats-Unis, en France, le mot "race" est un gros mot, on interdit les statistiques ethniques, on emploie le mot "black" pour désigner les personnes noires. Comment expliquer cette incapacité à aborder le problème du racisme frontalement ?
A.M. : Parce que jusqu'à présent, en France, on a refusé de regarder l'Histoire avec sérénité, avec une distance saine et avec une posture de responsabilité. Le contentieux historique existe, il est visible. Il y a une manifestation démographique de l'Histoire française : on est toutes et tous blancs, noirs, asiatiques, arabes. Mais les statistiques ethniques remettraient en cause un mode de fonctionnement qui repose beaucoup sur le déni. Et qui repose sur l'idée d'effacement car la France a peur de ne pas rester blanche.
A.M. : Si Omar a cette carrière extraordinaire, c'est aussi parce que les choses évoluent. Et puis qu'il a du talent évidemment. Dans cette évolution, il y a eu plusieurs leviers. Le vivier Canal Plus par exemple, qui a joué un rôle important avec Jamel Debbouze, Omar, Eric Judor... Et puis il y a eu le stand-up, où Jamel a joué un rôle très important également avec le Comedy Club. Ca a permis à beaucoup de personnes d'émerger. Et il y a eu le développement des comédies dites "communautaires" comme Les Chtis, Case Départ dans lesquelles on voyait parfois d'autres visages.
Le dénominateur commun, c'est l'humour. Je ne crache pas sur les comédies : c'est un genre noble. Mais ça interroge. Quand on regarde la catégorie des meilleur·e·s acteurs/actrices, si on enlève Omar Sy et Roschdy Zem, ça reste hyper monochrome car ce ne sont pas des rôles de comédie qui mènent au César. Le cinéma d'auteur a un examen de conscience à faire.
A.M. : Disons que j'assumais le potentiel malaise. Mais l'effet recherché était avant tout d'éveiller les consciences sur quelque chose qui est véritablement un problème. Un Ladj Ly avec dix César ne suffit pas à effacer le rapport sur la diversité du CSA de ces dernières années : une sous-représentation des Arabes, des Noirs, des Asiatiques. Et lorsqu'il y a une représentation, ce sont des représentations à caractère négatif.
Cela a un impact sur nos vies, sur les vies des personnes en dehors du cinéma qui cherchent un travail, un appartement... Et on ne fait rien pour changer ça dans le milieu du cinéma. Peut-être parce que certain·e·s n'en ont pas conscience- laissons-leur le bénéfice du doute. Mais il y a une recherche de confort. Et quand quelqu'un le dit et que la forme ne plaît pas, on va focaliser sur le messager plutôt que sur le message.
A.M. : Non, les gens énervés ne m'ont pas contactée. Certains m'ont dit qu'ils n'avaient pas très bien compris le passage sur Vincent Cassel... Mais j'ai surtout reçu énormément de soutien. Ce qu'on n'a pas entendu à la télé, parce que ça a été coupé par le lancement du magnéto, c'est que j'ai été applaudie dans la salle à la fin du discours.
A.M. : Je n'ai pas à juger parce que ce sont des histoires de cheminement personnel, on n'est pas tous prêts de la même manière en même temps. J'ai ressenti beaucoup de peur quand les gens me félicitaient, se disant que je n'allais plus travailler, que ça allait être compliqué. Et je voyais bien que c'était leur peur qui se jouait.
Cette peur, elle est tout le temps là, même en dehors des César. La peur de ne pas travailler, de ne pas continuer à travailler, de ne pas plaire...
A.M. : J'ai vu François Cluzet prendre position sans équivoque et sans surplomb vis-à-vis des personnes qui subissent le racisme. Beaucoup de gens sont révoltés, mais ne se sentent pas légitimes. Or, je pense qu'on a besoin de la force de tout le monde. Cette charge raciale existe et c'est un poids sur nos épaules. Il ne faut pas être timide, il faut savoir écouter les personnes qui subissent, se nourrir de leur vécu, comprendre et s'interroger soi-même sur ses pratiques sans être sur la défensive pour avancer sereinement.
Si le sujet avance, c'est pour bâtir une société plus juste, en faveur de rapports plus apaisés entre les personnes. Si la créativité est décuplée parce qu'il y a des gens différents pour raconter des histoires, ce sera plus d'opportunités pour toute le monde. Tout le monde a à y gagner.
A.M. : J'ai du mal à formuler les choses ainsi car cela voudrait dire que j'ai une baguette magique et que ma parole l'est aussi ! Ca serait présomptueux. Disons qu'il y a eu #MeToo, la parole politique et inspirante d'Adèle Haenel. Et puis le tournant Black Lives Matter. On m'a beaucoup dit : "On a repensé à ton discours". Il y a eu une prise de conscience mondiale autour de la mort de George Floyd. On a bien vu cette jeunesse multicolore autour du comité Adama, le choc après l'agression du producteur Michel Zecler. Il y a eu un ensemble de choses qui a créé une prise de conscience autour du racisme systémique.
A.M. : Oui, il était évident pour Isabelle et moi qu'il fallait épouser cette cause-là sans que cela nous sorte du film. Il était impossible de raconter ce qu'est la perception des Noirs sans prendre à bras le corps cette histoire immédiatement contemporaine.
Oui et non. N'oublions pas que le mouvement #OscarsSoWhite en 2017 était le signe que c'est très bloqué chez eux : seuls 2% des votants de l'Académie des Oscars sont noirs, 2% sont latinos et il y a peu de femmes. Mais ce qui est frappant aux Etats-Unis, c'est leur capacité de transformation et la vitesse avec laquelle ils font ça. Face à la lenteur et la frilosité française, c'est marquant.
Nous n'avons pas montré d'exemples à suivre, juste des pistes dont on peut s'inspirer pour trouver des solutions qui seraient adaptées à notre système. Au Danemark par exemple, il y a des "ateliers de la diversité", des quotas, des initiatives mises en place par des syndicats de directeurs de casting afin que la représentation de la diversité de la population s'améliore. C'est bluffant.
Je viens de finir un autre documentaire qui sortira en fin d'année ou en 2022. C'est un film que j'ai tourné au Niger sur la question du manque d'eau et du réchauffement climatique. Et je vais attaquer un film sur mon père. Et enfin, je vais tourner dans une série anglaise tournée par un réalisateur que j'adore, David Caffrey, qui se passera dans le monde de la tech et de la finance. Un super projet !
Regard noir
Un documentaire d'Aïssa Maïga et Isabelle Simeoni
Diffusé sur Canal + le 16 mars 2021 à 22h45