Eric Fassin : Najat Vallaud-Belkacem est avant tout perçue par ses adversaires comme l'incarnation de ce que la droite appelle « la-théorie-du-genre ». L'action gouvernementale de la ministre des Droits des femmes a, en effet, été largement axée sur le combat pour l'égalité entre les hommes et les femmes qui passe par la remise en cause des normes de genre traditionnelles. Ce n'est donc pas un hasard si la droite s'en prend à elle : les questions sexuelles sont devenues le principal clivage entre la droite et la majorité. Il n'y a pas d'opposition sur l'immigration, sur l'économie ou… sur les Roms.
En revanche, il y a eu des divergences claires autour du mariage pour tous. Une opposition que la droite tente à présent de prolonger avec la polémique sur « la-théorie-du-genre ». Pourtant, le gouvernement Valls a renoncé à se battre sur ce terrain, le seul qui le distinguait encore de l’opposition. D’ailleurs, il n’y a plus aujourd’hui de ministère aux Droits des femmes, mais seulement un secrétariat d’État.
E.F : La Garde des sceaux avait, effectivement, été la cible de la même haine au moment des débats sur le mariage pour tous. Si la droite s’était mobilisée fortement contre le projet de loi Taubira, c’était faute d’autres sujets clivants. Et c’est pire encore aujourd’hui. On n’entend pas la droite attaquer Emmanuel Macron.
Si le ministre de l'Economie est épargné, ce n’est pas tant parce qu'il est un homme blanc, mais d’abord parce que la droite n'a pas grand-chose à lui reprocher : le MEDEF ne jure que par lui. S’il est manifeste que, de Christiane Taubira à Najat Vallaud-Belkacem, les attaques se concentrent sur des femmes que l'on peut qualifier de « non-blanches », c’est d’abord qu’elles ont incarné le seul clivage avec la droite depuis le début du quinquennat.
TF : Le racisme et le sexisme ne seraient donc pas les principales causes de ces attaques contre la ministre de l'Education nationale ?
E.F : Le racisme et le sexisme ne sont pas, selon moi, les causes premières des attaques contre Najat Vallaud-Belkacem. Pas plus qu'ils n'étaient le moteur de celles dirigées contre Christiane Taubira. D'ailleurs, parmi ceux qui critiquent la nouvelle ministre de l’Éducation, beaucoup (à commencer par Christine Boutin) accueillent à bras ouverts Farida Belghoul, bien qu’elle soit (ou même parce qu’elle est !) une femme maghrébine.
Bien entendu, je ne veux pas dire pour autant que le racisme et le sexisme ne font rien à l’affaire ! Si leur sexe, leur couleur de peau ou leurs origines ne sont pas la cause des attaques contre ces deux ministres, racisme et sexisme leur donnent une résonance considérable. La droite et l’extrême droite jouent ainsi sur la fibre raciste et sexiste d’une partie de leur électorat – et de leur lectorat, depuis Minute en 2013 (avec sa une contre Christiane Taubira « maligne comme un singe ») jusqu’à Valeurs Actuelles aujourd’hui (avec sa une contre Najat Vallaud-Belkacem qualifiée d’« ayatollah »).
TF : Quelle est la responsabilité des discours politiques dans cette libération de la parole raciste ?
E.F : J’aimerais d’abord récuser l’expression : « libération de la parole raciste ». « Libérer », cela revient à affirmer que les gens, dans le fond, sont racistes ; il suffit qu’on soulève le couvercle pour que ce racisme s'exprime. Or les discours politiques contribuent à produire le racisme (comme le sexisme !). Il n’est pas « toujours déjà là », comme s’il préexistait à toute politique : il est construit, alimenté, attisé par les discours de nos élus.
Et la droite n’a pas le monopole du racisme que subit aujourd’hui Najat Vallaud-Belkacem : la renvoyer à ses origines, c’est jouer sur des thèmes omniprésents dans la politique française depuis les années 1980. Je pense en particulier à la remise en cause de la double nationalité par la Droite populaire, mais aussi, plus généralement, à toutes ces réformes qui jettent un soupçon systématique sur les immigrés – et pas seulement à droite. Il y a longtemps que la droite et le socialisme de gouvernement ont repris à leur compte l'idée, qui vient du Front national, que l'immigration est un « problème ».
Cette vision n’est pas seulement xénophobe dans son principe ; elle est également raciste dans ses conséquences, puisqu’elle atteint aujourd’hui les descendants d'immigrés, qu’on s’obstine à qualifier d’immigrés en leur parlant d’intégration. La question de l'origine est omniprésente dans le discours politique, y compris chez les socialistes : songez au discours de Manuel Valls sur les Roms ! On se croirait à l'époque de l'affaire Dreyfus, ou dans les années 1930. Bref, les politiques ne se contentent pas de « libérer » la parole raciste ; ils la font exister et ils la légitiment.
E.F : Bien sûr, le sexisme vise d’abord les femmes. Mais les hommes ne sont pas à l’abri pour autant ; les stéréotypes de genre servent aussi à les discréditer. François Hollande est, par exemple, l'objet d'attaques mettant en cause sa virilité : on nous dit qu'il est « mou », on nous montre des images peu flatteuses en maillot de bain, etc. Les femmes sont donc les premières victimes du sexisme, mais celui-ci n’épargne pas les hommes !
Propos recueillis par Xavier Colas.