Culture
L'interview girl power de Coeur de pirate
Publié le 19 octobre 2020 à 16:26
Par Catherine Rochon | Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
Plus engagée que jamais, Coeur de pirate fait son retour avec une ode féministe en diable, "T'es belle". En attendant son prochain album, on a fait un point avec l'artiste québécoise sur ses colères, ses inspirations et son envie de faire bouger les choses.
Coeur de pirate en 2020 Coeur de pirate en 2020© Universal
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Nous l'appelons chez elle, à Montréal, par Zoom. Béatrice est entourée de ses deux chiens turbulents ("Ils sont géniaux mais sont un peu comme des enfants"). La situation au Québec à l'ère de la deuxième vague du coronavirus est fluctuante. Comme en France, les bars et restaurants ont été contraints de fermer leurs portes. Et c'est en cette période de grande incertitude et de ras-le-bol collectif que Béatrice Martin a choisi de revêtir ses oripeaux de Coeur de pirate pour balancer un uppercut féministe, T'es belle. Un hymne girl power jubilatoire et solaire, qui dézingue le patriarcat et sa fâcheuse tendance à vouloir museler les femmes.

"T'es folle quand tu prends la parole", y cingle la Québécoise. La parole justement, Coeur de pirate la prend souvent et de plus en plus. Sur les réseaux sociaux où ses tweets sont autant de petites bombes drôles et acides, dans sa musique aussi. Nous avons papoté avec elle de cet engagement vivace, de l'industrie de la musique post-#MeToo, d'éducation féministe et ses inspirations.

Terrafemina : Qu'est-ce qui a inspiré l'écriture de ton nouveau single féministe T'es belle ?

Coeur de pirate : J'ai eu très souvent droit à des commentaires sous mes photos Instagram par exemple. On me disait que j'étais plus belle quand je souriais. Et puis il y a eu ces commentaires tout au long de ma carrière. Même dans mon entourage professionnel, on m'a balancé : "Il faut avoir l'air aimable, il faut être dans la séduction pour avoir du travail". Ça m'a choquée car pour moi, le travail parle de lui-même.

Cette chanson pointe le fait que le patriarcat a imposé à la femme de sourire pour être admise en société, pour être respectée ou juste aimée. Elle ressemble un peu à une comptine, mais j'espère qu'elle fait passer le message.


Le clip, que tu as toi-même réalisé, est également militant. Tu y célèbres les femmes dans toute leur diversité.

Coeur de pirate : Oui, je voulais reprendre soit des oeuvres d'art, soit des iconographies très célèbres qui mettent en valeur des femmes comme La naissance de Vénus de Botticelli. A la place de Vénus, j'ai placé une femme trans qui s'appelle Khate Lessard, une star de télé-réalité très connue au Québec. Et je l'ai entourée d'anges drag-queens, qui sont devenues des figures hyper populaires. Ma fille était hyper jalouse que je les ai toutes rencontrées ! Je trouvais ça assez fort car les femmes transgenres vivent une nouvelle naissance lors de leur transition en quelque sorte. C'est émouvant et puissant.

La musique peut-elle être un vecteur d'éducation ?

Coeur de pirate : Je pense que oui. Aujourd'hui, quand on a une certaine notoriété, il est important de parler de certaines choses. On a une responsabilité, je crois. Je me trouverais hypocrite de ne rien dire. J'espère pouvoir faire une petite différence. Avant, ça me faisait peur, maintenant, je m'y engage. Surtout avec l'influence qu'ont les réseaux sociaux sur les jeunes.

Dans T'es belle, tu chantes : "Dès que l'on est enfant, au fil des films et des romans, on doit se faire emmener par un prince pour être délivrée". Comment se défait-on de cette éducation patriarcale ?

Coeur de pirate : C'est compliqué parce qu'on se retrouver ancrée dans cette notion selon laquelle quand on est une femme, il faut être en couple pour être heureuse. On n'imagine pas qu'on puisse être heureuse toute seule. Quand je suis devenue mère célibataire avec ma fille Romy, c'est une question que je me posais beaucoup : est-ce que je vais me retrouver seule toute ma vie ? Et je me suis dit que ce n'était pas normal d'avoir ces angoisses-là : il faut que je sois heureuse par moi-même. C'est dur de l'admettre car c'est vraiment prégnant dans notre éducation. J'espère que les nouvelles générations rebattront les cartes, mais j'y crois.

Justement, comment éduque-t-on une petite fille féministe ?

Coeur de pirate : Il faut leur donner confiance en soi. D'ailleurs, plus j'ai appliqué ce principe, plus je vois que Romy (8 ans) n'a pas de problèmes à rétorquer. Elle répond très bien ! Et je pense que personne ne l'embêtera. Je lui ai aussi dit qu'elle pouvait faire ce qu'elle voulait dans la vie, qu'elle n'aurait pas besoin de plaire à qui que ce soit. Ma mère est un modèle de femme très forte, je n'ai pas eu besoin de me poser trop de questions. Mais aujourd'hui, il est important de le dire à nos enfants.

Tu as fait ton coming out queer, tu as vécu en couple avec une femme trans. La discussion autour de la fluidité sexuelle t'inspire-t-elle ?

Coeur de pirate : Quand j'en ai parlé publiquement, j'ai reçu beaucoup de haine, de messages assez violents, qui questionnaient ma santé mentale. J'avais l'impression d'un retour dans le passé... Ca m'avait fait beaucoup de peine, mais je ne regrette rien. Cela m'a libérée. Je me considère comme pansexuelle (personne qui se sent sexuellement, émotionnellement, spirituellement capables de tomber amoureux d'une personne de n'importe quel genre- Ndlr) et je pense qu'il y a beaucoup de gens qui se considèrent comme ça aussi.

Je dois refaire mon coming out très régulièrement et réexpliquer car souvent, les gens associent la pansexualité au multipartenariat sexuel. J'espère que le fait qu'une personnalité publique comme moi parle de pansexualité pourra aider d'autres personnes. Soit à faire leur coming out, soit juste vivre leur vie comme bon leur semble.

Coeur de pirate de 2020 © Universal
Une femme qui compose, qui chante, qui "l'ouvre", ça impressionne ?

Coeur de pirate : J'imagine, sûrement. Etre mère célibataire aussi. Dans les médias, pendant longtemps, on m'a donné ce statut de femme-objet. Je peux le concevoir car auparavant, la fille qui chantait était considérée comme une "muse". Cela surprend quand on est autre chose que juste "jolie". J'ai toujours tenu mes prises de position. On m'a aussi dit que j'en "faisais trop", notamment avec le féminisme. Ces critiques émanaient de gens haut placés dans la sphère de l'industrie musicale. Cela m'a choquée.

Le jour où j'ai eu une fille, j'ai vraiment eu le déclic : je me suis dit qu'il fallait que je parle car sinon, les choses n'allaient jamais changer. Je pense que ça m'a coûté cher dans ma carrière d'avoir pris la parole, d'avoir confronté les gens. Mais je suis contente maintenant de savoir que les gens nous écoutent.

Tu as d'ailleurs pris la parole pour témoigner de ton expérience de victime des violences conjugales.

Coeur de pirate : J'en avais parlé dans mon dernier album de façon très imagée. Certaines personnes pensent que je commence seulement aujourd'hui à avoir des prises de conscience, alors que ça fait pas mal de temps, déjà... J'ai reçu beaucoup de messages de gens qui étaient comme moi, qui m'ont remerciée d'avoir parlé. C'est là que je me suis rendu compte que je pouvais avoir un certain impact, de façon très humble. Si je peux sensibiliser, c'est énorme.

De quelles manières as-tu été confrontée au sexisme dans l'industrie ?

Coeur de pirate : J'ai carrément des preuves tangibles : à la télévision, on m'a posé des questions complètement sexistes du style : "Est-ce que tu couches le premier soir ?", "Est-ce que sucer, c'est tromper ?". C'est choquant ! Et après coup, les gens me disaient : "Oh, mais tu exagères, ce sont des blagues...". C'est important de ne plus se laisser faire et c'est très bien qu'il y ait des personnes comme Angèle qui s'élèvent contre tout ça. C'est super inspirant pour la nouvelle génération.


Ta maison de disques a été touchée par un scandale de violences sexuelles (en juillet 2020, une vague de dénonciations a visé le chanteur québécois Bernard Adamus, accusé de harcèlement et d'agression sexuelle. Le label Dare to Care s'est séparé de lui, ainsi que de son fondateur Eli Bissonnette- Ndlr). Tu envisageais de racheter le label. Est-ce pour toi une manière de reprendre le pouvoir ?

Coeur de pirate : Oui, et aussi pour donner leur chance aux artistes qui se retrouvent pris là-dedans, parce qu'au final, on se retrouve victimes des actions de quelqu'un d'autre. Je me suis dit que je devais agir. Je ne sais pas encore si cela va se faire car c'est un processus très long.

En tout cas, les actions sont plus fortes que les mots et si le changement doit se faire, c'est en agissant. On nous dit que nous, les femmes, nous ne pouvons pas prendre de décisions parce que nous sommes "trop émotives". Je pense que c'est le contraire ! C'est grâce à ces émotions et à notre empathie que nous pouvons prendre les meilleures décisions.

As-tu l'impression que les choses évoluent davantage au Québec qu'en France ?

Coeur de pirate : Au Québec, nous avons eu une grosse vague de dénonciations cet été qui a fait un énorme ménage. Des noms de personnes très en place et qui avaient été horribles avec moi sont notamment sortis. Je me suis dit que je n'étais donc pas la seule... Il y en a marre de glorifier et de soutenir des gens qui sont violents, qui perpétuent les stéréotypes !

En France, on observe que ça bouge avec ce mouvement #MeToo dans la musique. C'est génial et il y a tellement à faire. J'ai pu voir certaines amies qui préféraient se taire par peur de perdre leur travail. Je suis contente qu'il y ait un ménage qui se fasse aujourd'hui. Et qu'on puisse en parler sans se faire traiter d'enragées ou de folles.

Le mot "féministe" fait encore peur. En quoi est-il nécessaire de se le réapproprier et de le revendiquer selon toi ?

Coeur de pirate : Parce que le féminisme est utile pour tout le monde, pour les hommes aussi. Je sais qu'il y a des gens qui ont du mal à s'identifier comme féministe, mais c'est juste croire à l'égalité des droits de tous les genres et de tous les sexes. Cela me semble vital pour changer les bases de notre société qui sont problématiques. Je suis pour un féminisme hyper inclusif, qui englobe vraiment tout le monde. Je pense que c'est le début- au moins- d'une meilleure communication entre tous les genres.

Qui sont les trois femmes qui t'ont le plus inspirée ?

Coeur de pirate : Martha Argerich, une pianiste argentine qui a 79 ans aujourd'hui. Elle a été mon inspiration première pour le côté "classique" quand j'étais au Conservatoire. Elle m'a marquée.


Ma mère, je sais que c'est bateau, mais c'est vrai ! (rires). C'est quelqu'un qui m'a inculqué de la force, ma façon de ne pas prendre tout pour acquis, répondre aux gens quand ça n'allait pas.


Et puis ma fille Romy. Je suis impressionnée par sa fougue, sa confiance en elle. J'aurais aimé avoir autant confiance en moi.

L'héroïne de série dont tu es fan ?

Coeur de pirate : Sailor Moon parce que c'est une dichotomie vivante. Elle se transforme en guerrière quand il y a des monstres, mais à la base, c'est quelqu'un qui manque beaucoup de confiance en elle. Se transformer lui donne de plus en plus de confiance. Je me retrouvais beaucoup en elle quand j'étais petite.

L'avancée en matière de droits des femmes que tu attends toujours ?

Coeur de pirate : On se bat encore et toujours pour nos droits reproductifs. Le droit à l'avortement, le droit aux naissances dans un lieu sécuritaire sans mourir... Nous allons devoir nous battre pour ça toute notre vie pour que les femmes après nous aient aussi droit à tout ça. Je suis sidérée par le fait qu'on puisse penser nous enlever notre doit à l'avortement. Ca me fait beaucoup de peine.

La chanson girl power que tu écoutes pour te rebooster ?

Coeur de pirate : Des fois, j'écoute mes propres chansons ! (rires) Plus sérieusement, j'aime bien Balance ton quoi d'Angèle. C'est une belle chanson pour se motiver.

Ton mantra pour te donner de la force ?

Coeur de pirate : "T'es capable". Parce que des fois, j'ai des doutes.

Ton dernier moment badass ?

Coeur de pirate : Quand justement, j'ai proposé de racheter ma maison de disque parce que le patron avait été accusé d'inconduite sexuelle. Pour moi, c'était un grand moment de peur et de courage.

A quoi ressemblera ton prochain album ?

Coeur de pirate : Il devrait sortir vers le début 2021 si tout va bien, mais j'ai des chansons qui sortiront avant. Ce sera un album aux couleurs légèrement country tout en restant du "Coeur de pirate". Je voulais quelque chose de très folk.

Cette année 2020 très particulière est-elle inspirante ?

Coeur de pirate : Disons que cela donne lieu à beaucoup de frustration que je vais mettre en chanson et ça fera du bien.

Mots clés
Culture interview musique Girl power feminisme Femmes engagées News essentielles #MeToo
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