Lors de ces deux mois de confinement, l'anticipation du rendez-vous chez le coiffeur s'était transformée en blague récurrente. Sur les réseaux sociaux, on s'échangeait des photos "avant-après", on s'imaginait en Cousin Machin de la Famille Addams ou en ermite échevelé. Et l'annonce de la réouverture des salons de coiffure le 11 mai a été accueillie telle une drôle de délivrance symbolique par des millions de Français·e·s. Comme un rite de passage vers ce monde d'après, au-delà d'une simple coloration ou d'un rafraîchissement de tignasse.
Cette attente, Lucie Bouteila l'a vécue elle aussi. Intensément. Cette jeune coiffeuse installée à Bordeaux a dû serrer les dents pendant deux mois. Car le confinement du 17 mars est intervenu trois mois seulement après l'ouverture de son barbershop, Holy Cut. Un endroit très personnel qu'elle a conçu avec un concept en tête : en faire un salon unisexe pratiquant des tarifs non-genrés. "J'ai senti qu'il y avait un besoin". Le principe ? Femmes comme hommes paient le même prix, envoyant valser au passage la fameuse "taxe rose" qui frappe également le milieu de la coiffure. Car les femmes ont encore à débourser deux fois plus que les hommes lorsqu'elles se font couper les tifs. "La seule différence de tarif se fait en fonction de la longueur du cheveu, de la technique de la coupe, du temps que j'y passe."
Cette idée lui a été inspirée par sa propre expérience : "J'ai 30 ans, les cheveux courts depuis au moins 10 ans et j'ai toujours trouvé cette différence de tarifs entre les coupes hommes et les coupes femmes comme anormale. Souvent, j'en avais pour 45 à 50 euros alors que le client d'à côté qui voulait quasiment la même coupe que moi payait entre 25 et 30 euros." L'élément déclencheur est survenu alors qu'elle travaillait chez son ancien employeur, il y a deux ans. Un salon exclusivement réservé aux hommes. "Un homme transgenre est rentré, il était en phase de transition. Il a demandé une coupe. Et mon patron m'a dit : 'Non non, c'est une femme, on ne la prend pas'. J'ai trouvé ça terriblement injuste."
Lucie Bouteila décide alors de monter sa propre entreprise sur le modèle du barbershop. Mais avec une philosophie bien différente. "Le barbershop, c'est un coiffeur-barbier qui coupe les cheveux et taille les barbes, dans un espace souvent très viril, avec des motos, des briques rouges, du gros rock. Les mecs y sont entre mâles". Lucie, elle, a façonné un espace de rencontres joyeux et convivial. Et surtout inclusif. "Mon salon est spécialisé dans les coupes courtes. J'y donne accès aux hommes, aux femmes, aux personnes transgenres. Ici, il n'y a pas de discriminations de genre."
Depuis le déconfinement du 11 mai, l'activité est repartie sur les chapeaux de roues. Et le carnet de rendez-vous de la coiffeuse féministe affiche complet pour les prochaines semaines. "Des clients m'ont dit : 'J'ai compris l'importance que tu avais dans ma vie'. Même si c'était de manière ironique, c'est clair que c'était un rendez-vous attendu", sourit-elle. "J'ai même été la toute première sortie d'un client en deux mois de confinement !"
Pour accueillir ces confiné·e·s hirsutes en toute sécurité à la sortie de leur auto-isolation, le "shop" a été méticuleusement réaménagé. Gel, prise de température "si le ou la cliente sont d'accord" et une seule personne dans la boutique. "Je sens qu'ils sont rassurés". Sur le fauteuil, masqués, on se raconte son confinement, on commente les infos, on parle de "l'après", on recrée du lien. "De base, le coiffeur est important parce qu'il redonne une nouvelle tête. Psychologiquement, on se sent frais et beau. Et là, je sens que ça fait du bien à tout le monde, à moi comme à elles et eux. Retrouver cette dynamique sociale, c'est chouette."
Bien sûr, l'atmosphère de Holy Cut à l'ère du Covid a changé, son salon n'est plus le lieu de brassage qu'il était "avec le client suivant qui discute tranquillement dans un canapé avec la personne que je coiffe", soupire-t-elle. "Mais ça reviendra un jour. J'y crois."