"C'est vrai qu'on met notre vie en danger. Mais on ne peut pas délaisser ces personnes." Saïd Iddoute ne flanche pas. Pas une seconde il n'a pensé à faire valoir son droit de retrait. Cette aide à domicile de l'association Entraide qui intervient auprès des personnes âgées et handicapées à Paris, a conscience de son rôle essentiel dans la crise sanitaire sans précédent que traverse le pays. Et alors que la France est confinée pour tenter d'endiguer l'épidémie de coronavirus, il est sur le pont.
Chaque jour, le sens du devoir chevillé au corps, il navigue entre supermarchés, pharmacies et transports en commun pour rendre visite à ses usagers seniors. Aide-soignant, infirmier, coursier, homme de ménage, cuisinier... Saïd endosse plusieurs costumes pour venir en aide et apaiser ces personnes particulièrement vulnérables et isolées, d'une moyenne d'âge de 84 ans. Parce que le confinement ne permet plus les visites des proches, il est devenu le seul maillon à faire le lien avec "le dehors". "Chez les personnes que j'ai l'habitude d'aller voir, il y a un lien affectif, on se connaît depuis plusieurs années. Il y a vraiment un réel bonheur d'avoir une visite."
Lors de ses interventions, Saïd applique à la lettre tous les gestes barrières avec une vigilance accrue. "Sur place, on essaie de rester le plus loin possible. Faire des courses alimentaires, c'est simple. On prend la liste, on fait les courses et on les dépose à l'extérieur. Le problème, c'est quand on est obligés d'entrer pour faire le ménage, préparer le repas, donner les médicaments, changer les draps. Là, il y a un danger."
Sa plus grande crainte : "Faire rentrer le virus chez ces gens." Pour autant, ses moyens de protection sont bien minces : "A l'heure actuelle, tout ce que je possède, c'est un masque que l'association nous a donné. Le problème, c'est qu'il faut le changer souvent. Du coup, comme je n'en trouve pas à la pharmacie, je le lave à la machine à laver. Des gants, on n'en a pas. Et le flacon de gel hydroalcoolique est tout petit." Car si le gouvernement a promis des masques mis à leur disposition dans les pharmacies (9 masques et 9 paires de gants par semaine pour l'association), Saïd Iddoute a pu constater qu'il restait très difficile de s'en procurer. "On se débrouille comme on peut."
L'association se fait un devoir de protéger ses 16 salarié·e·s (15 femmes et un homme) mobilisé·e·s sur le terrain en leur préparant un kit contenant des gants de protection médicale, des masques, du gel, et même un thermomètre à infrarouge. Mais alors que la fameuse "vague" tant redoutée de l'épidémie s'apprête à déferler en Île-de-France, la situation se tend et les proches s'inquiètent. Frédéric Brun, président de l'association, se démène comme il peut pour protéger ses usager·e·s et les employé·e·s de ce virus qui peut s'immiscer n'importe où, n'importe quand.
"Je me suis coordonné avec la maire de Paris Anne Hidalgo pour que la ville mette à disposition de nos aides à domicile des logements inoccupés afin de leur éviter une heure à deux heures de transports en commun aller-retour. Les salaires des aides à domicile sont parmi les plus bas, ils sont assez proches du SMIC et beaucoup habitent en banlieue." Deux studios ont donc été prêtés pour installer deux aides dès le début du confinement. Un petit soulagement. Car les demandes d'interventions dans ce contexte exceptionnel bondissent. Et les familles, coupées de leurs aîné·e·s, s'inquiètent. "Nos salarié·e·s se retrouvent surexposé·e·s par rapport au reste de la population", souligne Frédéric Brun. "On parle beaucoup des personnels soignants et hospitaliers, mais on ne parle pas des centaines de milliers d'aides à domicile qui sillonnent les rues pour aller chez les personnes âgées. Elles sont à des héroïnes."
"Une héroïne, oh non", sourit Olga Carabin. "Je fais juste mon travail comme d'habitude avec encore plus d'attention qu'avant." Celle qui exerce comme auxiliaire de vie depuis 32 ans s'attache quotidiennement à "réconforter, tenir compagnie, raconter, remonter le moral" en plus de ses tâches quotidiennes. "Ma relation avec les patients a évidemment évolué, il commencent à s'angoisser. Mon rôle, c'est de les tranquilliser pour que cette anxiété ne les atteigne pas. Je me dois de rester calme."
Olga mesure son "rôle"- mot qu'elle martèle encore et encore- dans ses interventions auprès de ces seniors qui n'ont plus que son regard et ses mots bienveillants comme fenêtres sur ce monde extérieur hostile. "Je leur dis que ça va aller."
Bien sûr, il y a cette épée de Damoclès permanente et pesante, ces symptômes qui peuvent subvenir n'importe quand et les obligeraient à s'éloigner. Mais il faut tenir coûte que coûte. "La peur, on la porte avec nous. J'aurais le droit de ne pas travailler. Mais ce métier, c'est un engagement et un devoir absolu", tranche Saïd.