En France, chaque année, en moyenne 54 000 femmes apprennent qu'elles sont atteintes d'un cancer du sein. Si le taux de guérison est élevé pour une grande partie d'entre elles (87 % des patientes sont encore en vie 5 ans après le diagnostic, d'après l'étude européenne Eurocare-3), la maladie implique souvent une longue phase de traitement aux effets secondaires aussi multiples que perturbants.
Perte de cheveux, fluctuation de poids, troubles intestinaux liés à la chimiothérapie... Autant de conséquences physiques difficiles à vivre qui sont abordées dans les cabinets médicaux.
Ce qui est plus rarement - voire quasiment jamais - évoqué en revanche, c'est la façon dont certaines de nos envies régies par les hormones et notre état psychologique aussi, sont impactés. Et notamment, la sexualité. La faute à une estime de soi affectée par une apparence qui peut être métamorphosée par les médicaments, ou par l'hormonothérapie qui influe sur la libido.
Pour mettre en lumière ce phénomène, Isabelle Faure-Kandel et Célia Charpentier, analystes psycho-organique à Paris, ont interrogé 250 femmes qui, comme elles, sont ou ont été touchées par un cancer du sein, et dans le même temps, un désir au point mort.
De leur travail est née une enquête édifiante dont ressort un point crucial : il faut absolument prendre en considération ces bouleversements intimes au-delà du médical, et permettre aux patientes de les exprimer auprès de spécialistes formé·e·s. Pour contribuer à lever le voile sur un sujet encore trop mis de côté dans la sphère publique comme privée, on a donné la parole à deux concernées.
Maïwenn a 41 ans. En octobre 2018, elle a été diagnostiquée atteinte d'un cancer du sein hormonodépendant, qui signifie que les hormones jouent un rôle dans la prolifération des cellules cancéreuses.
"J'ai découvert une petite boule dans mon sein en m'autopalpant pendant l'été", nous raconte-t-elle par téléphone. "J'ai consulté en rentrant de vacances et j'ai reçu le diagnostic le jour de la rentrée scolaire de mes deux enfants (à l'époque âgés de 6 et 8 ans, ndlr)."
S'en est suivie une longue liste d'interventions, qu'elle nous énumère rapidement. "J'ai eu une tumorectomie, on m'a enlevé la tumeur assez vite. J'ai eu deux opérations mais finalement, j'ai pu garder mon sein. Des séances chimio pendant 6 mois, de la radiothérapie, et là, je suis dans le traitement d'hormonothérapie - la dernière phase - qui dure 5 ans. Pour l'instant, j'en ai fait 2."
38 ans, "c'est jeune", reconnaît Maïwenn. "Il n'y a pas d'antécédent dans ma famille, j'ai un mode de vie sain, je mange bien, je mange bio, je fais du sport... A cet âge-là, ce n'est pas quelque chose qu'on attend. Mais quand on rentre dans le sujet, on réalise que beaucoup de personnes autour de soi sont touchées, en réalité. De plus en plus jeune, j'ai l'impression."
L'hormonothérapie a provoqué une ménopause anticipée. Et avec elle sont venues les bouffées de chaleur, les sécheresses vaginales, les douleurs dans les articulations au réveil. "Des problèmes de femmes âgées", constate-t-elle. Et puis, à cause du médicament qui bloque les récepteurs d'hormones, l'absence totale de désir.
"Tout au long du parcours de soin, il y a un impact fort sur l'intimité", affirme-t-elle. D'abord l'opération qui, même si elle n'a pas eu d'ablation du sein, a forcément modifié l'apparence de sa poitrine, bien que l'équipe chirurgicale ait "réussi à en faire quelque chose d'esthétique".
Elle se souvient : "C'est le dernier truc que j'ai dit avant qu'ils m'endorment sur la table : vous me laissez des beaux seins ! (rires)" Seulement, cette satisfaction ne comble pas tout. "Après l'opération, au bout de dix jours, on reprend vite une vie normale". Mais de l'intérieur, ce n'est pas pareil. "J'avais moins envie qu'on me touche, j'étais plus sensible. Mon image de moi n'est plus la même."
Pourtant, avant d'être diagnostiquée, sa vie sexuelle était satisfaisante (comme pour 57 % des répondantes du sondage). Trois ans plus tard, après une période moins active mais où elle a continué à garder des rapports intimes, "c'est comme si on avait coupé le robinet de ma libido", image Maïwenn, ajoutant que si l'envie manque, l'envie d'avoir envie, elle, est bien présente.
"Une fois que je suis lancée, c'est bon ! Sur toute la partie plaisir et orgasme, il n'y a aucun souci. Mais c'est l'avant qui est difficile. Je pars de loin [pour être excitée]." Et en face, ça peut être "difficile de ne pas se sentir désiré". Là encore, 41 % des participantes témoignent de la même situation.
Heureusement, précise-t-elle, "mon partenaire est très compréhensif, il s'adapte complètement à ma forme. Nous sommes un couple très solide et ensemble depuis longtemps". Alors, ils parlent beaucoup.
La communication, si elle la juge essentielle, Aurore, 39 ans, estime ne pas la trouver assez développée au sein de son couple. Elle aussi mère, ses deux enfants étaient âgés de 3 et 7 ans lorsqu'elle a été diagnostiquée d'un cancer du sein hormonodépendant en 2019, six ans après avoir mentionné à sa gynécologue ses "kystes" douloureux dans sa poitrine, sans que celle-ci ne s'alarme. Le verdict tombe en février de cette année-là, et deux semaines plus tard, Aurore subit une ablation du sein droit.
"Dès l'annonce du cancer, j'ai eu une vie sexuelle réduite à néant pendant deux ans", nous confie-t-elle. "Il ne s'est absolument rien passé durant tout ce temps. Je pense que c'était complètement psychologique." Le choc de la découverte, le "mode survie" que, comme Maïwenn, elle enclenche en mettant tout le reste de côté, et puis, son apparence qui change.
"L'ablation, c'est un choc pour la femme, on est meurtrie dans la chair", explique-t-elle. "Assumer son nouveau corps n'est pas évident avec un sein en moins. Ensuite, il y a les cheveux qui tombent, j'ai perdu 10 kilos en 3 mois... Je me sentais très mal à l'aise, même vis-à-vis de mon mari avec lequel je suis mariée depuis 12 ans. J'appréhendais son regard, je me disais 'qu'est-ce qu'il va penser ?'... Je pense que je me suis coupée seule de ma sexualité."
En 2020, Aurore entame une thérapie. C'est grâce à cela qu'elle décrypte la distance de l'homme qui partage sa vie. Car sinon, "on communique peu", lâche-t-elle. "C'est compliqué de se dire ce que chacun ressent." Elle poursuit : "Il m'a soutenue en s'occupant des enfants, mais je m'attendais à un soutien d'époux, à ce qu'il me rassure en me disant 'ça va bien se passer, je ne partirai pas, je t'aime encore'. Mais il a, lui aussi, vécu la chose comme il a pu".
Aujourd'hui, "tout est revenu à la normale", se réjouit-elle cependant. "Au fur et à mesure que le temps passait, ma libido a commencé à revenir. Au mois de février 2021, on fêtait nos 20 ans de vie commune, et ma psy m'a dit : 'Aurore, mettez le paquet' (rires). Et voilà, j'ai déridé mon mari ! Opération séduction ! J'avais l'impression de recoucher pour la première fois avec lui et ça a remis en marche la machine."
La clé ? Que les efforts viennent des deux côtés, estime-t-elle. "Le mari doit se 'réappropier' le corps de sa femme" - comprendre le redécouvrir, se familiariser à cette silhouette différente - "et la femme doit se réapproprier son propre corps."
Catherine Cerisey, vice-présidente de Cancer contribution, emploie également cette notion de renouveau. Auprès de Pourquoi docteurs, elle invite à "se réinventer une sexualité avec des gestes différents, des tenues différentes aussi". La repenser, c'est ce que 56,8 % des femmes interrogées par les deux analystes admettent avoir fait. Cela passe par "plus de tendresse, de massages, l'utilisation de lubrifiants, rester habillée pour se sentir moins gênée, augmenter les échanges dans le couple, développer la sexualité orale, repenser les positions, explorer une nouvelle communication dans le couple...", y lit-on.
Yolande Arnault, psychologue clinicienne au centre de lutte contre le cancer Paoli-Calmettes, à Marseille, garantit quant à elle que l'essentiel se trouve dans la liberté de parole. "Il y a des couples qui n'en parlent pas parce que chacun se protège, ou des couples qui ont une parole plus libre. On encourage toujours la possibilité d'aborder librement la maladie. Quand on arrive à mettre des mots sur ce qui se passe, on arrive à s'organiser".
Mettre des mots dans le couple, mais aussi au sein des conversations tenues dans les cabinets de spécialistes. Car si les récits de femmes concernées se ressemblent, et les chiffres sont évocateurs, l'impact du cancer sur la sexualité des patientes y reste quasi inexistant.
"On nous en parle très peu", déplore Maïwenn. "L'oncologue se cantonne aux effets très physiques. A la rigueur, de la sécheresse vaginale. Mais quand je mentionne la libido, je sens qu'on ne se comprend pas très bien. On me dit de faire des injections d'acide hyaluronique dans le vagin. Seulement ce n'est pas ça qui va me redonner ma libido ! Après, tous les médecins qui m'ont entourée étaient des hommes. Peut-être qu'il y a aussi cette limite-là".
On demande à nos deux interlocutrices : proposer la possibilité d'une consultation avec une sexologue serait-il utile, pour préparer comme pour aider à avancer ? "Oui", affirment-elles chacune de leur côté. D'ailleurs, elles n'y voient pas tant un tabou qu'un manque de connaissances et de formation de la part du personnel soignant.
Pour Isabelle Faure-Kandel et Célia Charpentier en tout cas, ça ne fait aucun doute : "Une information sur la sexualité est à intégrer dans le protocole de soins de façon systématique par le corps médical", signent-elles dans leurs conclusions. "L'absence d'information ajoute à l'angoisse des patientes. Expliquer ce qui se passe ou peut potentiellement se produire au cours des traitements serait une première piste pour ne pas les laisser dans le vide." Et forcément, leur garantir un accompagnement plus complet et adapté, et un après plus serein.
Reste à (enfin) les écouter.