"Kimbidalé". En choisissant ce mot de langue Afar (une des neuf régions de l'Éthiopie) pour titrer leur documentaire, l'association Femmes Solidaires et la journaliste Emmanuelle Labeau ont voulu rendre hommage à celles qui, depuis 20 ans maintenant, se battent contre les mutilations génitales féminines (MGF) dans une région où tout, a priori, plaide pour la toute puissance de la tradition.
Cette région, c'est celle de Gawani, située au nord-est de l'Ethiopie. Là-bas, des militantes de l'association locale Gamissa ont choisi de mener bataille contre l'excision (ablation du clitoris) et l'infibulation (fermeture des petites et/ou grandes lèvres), des pratiques très ancrées dans les familles éthiopiennes, et subies chaque année par des milliers de jeunes filles du pays.
Parmi elles, deux Ethiopiennes Afar, Madina Aidahis et Halima Issé, qui n'ont pas hésité à se mettre en danger pour faire changer les mentalités de leurs compatriotes. De village en village, les deux militantes ont tenté de faire comprendre aux familles les conséquences d'un tel acte sur les femmes qui le subissent, quitte à subir l'hostilité d'un peuple très attaché à ses traditions et souvent peu éduqué sur la question. "Aussi les militantes s'attachent-elles à prouver, d'une part, que cette pratique n'a pas d'autres fondement que le plaisir masculin, et le préjugé selon lequel la femme excisée serait plus fidèle que la 'kimbidalé', la 'porteuse de clitoris' ", précise le site de Paris Match.
Figure emblématique de la résistance des femmes Afar dans la Corne de l'Afrique (Somalie, Djibouti, Éthiopie et Érythrée), Aicha Dabalé a été sensible au travail mené par l'association Gamissa. L'activiste originaire de Djibouti, qui siège en France au sein de la direction nationale de Femmes Solidaires, n'a pas hésité à rapprocher l'association française de son homologue ethiopienne pour aider à mettre un terme aux mutilations génitales féminines dans la région. De là est né un partenariat qui, depuis 2005, ambitionne de préserver l'intégrité physique des jeunes filles dans plusieurs villages, en mettant l'accent sur l'éducation.
Présidente de Femmes Solidaires, Sabine Salmon revient pour Terrafemina sur l'action de l'association sur place et sur le documentaire auquel elle a donné naissance.
Terrafemina : Comment est né le projet mené par l'association en Ethiopie ?
Sabine Salmon : En tant que mouvement féministe d'éducation populaire, Femmes Solidaires construit des campagnes de solidarité internationale sur la question des libertés et des droits des femmes. Aicha Dabalé, une femme remarquable d'origine Afar, se rendait régulièrement en Ethiopie et a rencontré les animatrices de l'association Gamissa, qui lutte contre les mutilations féminines. Elle s'est rendu compte des conditions de travail très difficiles des deux femmes. Nous avons alors organisé une première délégation en 2005, pour aller les rencontrer. La question qui les préoccupait était celle de l'excision et de l'infibulation, et comment mettre un terme à ces pratiques.
Quels moyens mettez-vous en oeuvre là-bas pour lutter contre les MGF ?
En 2008, nous avons mis en place un marrainage pour accompagner les familles. Dans ce dispositif, les parents recevaient de l'argent en échange d'un pacte en vertu duquel elles s'engageaient à ne pas exciser ou infibuler leur fille et surtout à la scolariser. L'éducation est en effet un élément central du projet. Au total, on a marrainé ainsi 850 filles, toutes sauvées de l'excision.
Ces dernières années, nous avons bénéficié d'un environnement favorable à notre action. En 2011, l'Ethiopie a mis en place une loi contre l'excision. Celle-ci prévoit des peines d'amende et d'emprisonnement qui concernent aussi bien les membres de la famille que l'exciseuse, et peut même conduire à la confiscation du troupeau (une peine très lourde pour ce peuple semi-nomade, qui vit de l'élevage dans une région aride).
Dans le cadre de cet Etat fédéral, il incombait donc aux régions de s'emparer des lois nationales pour les faire appliquer. L'Etat Afar a ainsi mis en oeuvre des moyens sur le terrain. Il y a donc eu un point de convergence entre notre projet d'éducation populaire de proximité, et la volonté politique de faire appliquer une loi. Nous avons aussi eu le soutien d'un imam progressiste de la région, qui lutte lui aussi contre l'excision et l'infibulation. Il a accompagné les animatrices sur le terrain, pour expliquer que ces pratiques ne sont pas inscrites dans les textes de l'islam.
Au-delà de ce marrainage, qu'avez-vous proposé pour favoriser l'éducation des familles et des jeunes filles ?
Les femmes avaient besoin d'un lieu pour protéger les jeunes filles, les extraire des villages lors de la période des excisions. On a donc créé un refuge pour répondre à ce besoin. Peu à peu, le lieu est devenu pour les femmes un lieu de rencontre, pour échanger et faire passer l'information. C'est ce qu'on appelle la maison des Femmes Solidaires, près de Gawani. On y dispense des cours d'alphabétisation, de couture ou de maréchage.
Cette année, vous présentez le documentaire "Kimbidalé" qui retrace votre action en Ethiopie. Quelle est l'ambition de ce film ?
En avril 2014, nous sommes allés inaugurer cette maison et discuter de l'évolution du projet. La journaliste Emmanuelle Labeau nous a accompagné pour réaliser un documentaire sur cet enjeu et notre inititiative.
L'idée était de laisser une trace de notre action, de mettre en images le travail des militantes. Le voyage a duré trois semaines et, avec les rencontres faites sur le terrain, a donné naissance à "Kimbidalé". Le documentaire a été lancé le 6 février 2015, journée internationale de lutte contre les mutilations génitales.
A travers ce documentaire, on souhaite faire comprendre à chacun ce que sont une excision et une infibulation, sans montrer d'images choc. Le film est parfois un peu dur, mais reste subtil en abordant les raisons de ces pratiques et ses conséquences. On voulait que ce soit pédagogique, de manière à ce qu'il puisse être diffusé auprès des jeunes.
Le documentaire est important dans la mesure où cette question de l'excision et de l'infibulation s'inscrit bien dans les rapports de domination hommes-femmes. C'est aussi une manière de rendre hommages aux femmes là-bas, qui travaillent sur cette question depuis de nombreuses années, bien avant que l'on arrive. C'est enfin l'occasion de souligner que des femmes luttent partout dans le monde, même là où les conditions sont les plus difficiles.
Des centaines de jeunes Ethiopiennes ont pu éviter l'excision. Comment s'assurer que votre travail sur place ne périclite pas ?
Cette volonté que nous avons d'abolir ces pratiques ne répond pas uniquement à une nécessité de défendre les femmes mais surtout de changer la société dans son ensemble et faire évoluer tout le monde, hommes comme femmes, dans le bon sens.
On continue d'accompagner les jeunes filles que l'on suit depuis 10 ans. L'objectif est de signer avec les familles un pacte éducatif. Pour celles qui sont en âge d'aller au collège, nous voulons permettre d'intégrer un internat à Gawani. Compte tenu de la distance qui éloigne les villages de cet établissement, nous allons ouvrir un internat provisoire pour la rentrée de 2015, qui accueillera entre 25 et 30 jeunes filles. En contrepartie, celles-ci ne doivent pas être mariées de force par leur famille. A terme, l'internat définitif pourra accueillir une centaine d'écolières.
En octobre prochain, une délégation se rendra sur place pour officialiser le pacte éducatif avec toutes les autorités et les familles. D'ici là, le documentaire "Kimbidalé" est la preuve que notre projet non seulement fonctionne mais qu'il est aussi duplicable. Il faut désormais pouvoir reprendre ce fil conducteur et l'appliquer dans d'autres pays.