Michèle Fitoussi : J’ai d’abord lu une monographie d’elle que j’ai trouvée passionnante. Le personnage me faisait rêver : j’imaginais une Scarlette O’hara quittant la Pologne avec ses pots de crème et ses talons. Alors que je n’avais jamais écrit de biographie, mon éditeur m’a encouragée. Je me suis beaucoup documentée, et l’étude du XXème siècle m’a beaucoup apporté. En effet, malgré que je travaille pour un magazine féminin, j’ignorais beaucoup de choses sur la beauté. De même, je ne suis pas historienne. J’ai pu ainsi découvrir comment les femmes se sont émancipées à travers leur corps (en enlevant leurs corsets par exemple). Il me semblait intéressant de voir comment certaines personnes comme Helena Rubinstein, mais aussi Coco Chanel ou Elizabeth Arden, ont accompagné cette émancipation des femmes.
M.F. : Non, elle n’est pas féministe, mais elle est favorable à l’ascension des femmes. Elle comprend avec quelles armes une femme doit se battre, car elle est elle-même très intelligente. Elle sait à quel point l’apparence importe dans un monde d’hommes. Elle enjoint donc les femmes à utiliser la séduction pour parvenir à leurs fins. Il est intéressant de voir comme l’histoire de la conquête des femmes croise celle de la conquête de la beauté. Helena Rubinstein est celle, par exemple, qui a fait sortir le rouge à lèvres des théâtres et des bordels.
M.F. : Elle a ça dans le sang ! Helena Rubinstein est polonaise, or ces femmes de l’Est se caractérisent par leur dureté et leur sens des affaires et du commerce. Ensuite, elle apprend sur le tas, en commençant avec son père en Pologne, puis ses oncles en Australie. Son mari, Edward Titus, l’aidera également beaucoup au début de sa carrière, grâce à son sens du marketing qui permettra à Helena de toujours trouver la meilleure façon de se mettre en avant. Notons aussi son génie du bon timing : par exemple, elle ouvre son premier salon de beauté en Australie en 1902, or c’est l’année où les australiennes obtiennent le droit de vote.
M.F. : Elle était frustrée de ne pas avoir fait médecine. Mais elle avait cette vocation : elle a travaillé chez un pharmacien, et puis elle a entrepris des études frénétiques en Australie afin de retrouver la composition de la crème de famille. Elle a eu cette intuition que la science doit se mettre au service de la beauté. C’est d’ailleurs elle qui la première classe la peau en trois catégories : sèche, normale et grasse. Elle a également su utiliser cette caution scientifique afin de se démarquer des autres.
M.F. : D’abord elle avait une âme de pionnière, capable de tout recommencer à chaque fois. A ce titre, son premier voyage, seule, de la Pologne vers l’Australie à l’âge de 24 ans environ, l’a beaucoup marqué. Ensuite, c’est une femme courageuse, de par son éducation rude et sa relative pauvreté. Surtout, c’est une femme qui se joue des conflits : elle en a eu avec ses parents, son mari, ses fils, ses sœurs, ses employés…
M.F. : Cet épisode est jubilatoire. Les Lehman Brothers, c’est une lignée d’hommes dans la finance. A l’époque, ils n’investissent que dans des entreprises juives. Ils n’y connaissent rien à la cosmétique, mais Helena Rubinstein les intéresse car elle est très rentable. Ils vont lui offrir beaucoup d’argent pour la racheter. Pourquoi accepte-t-elle ? On ne sait pas. Mais elle s’en mord les doigts aussitôt. Finalement elle va profiter de la baisse du cours des actions en 1929 pour racheter ses parts, avec l’argent que Lehman Brothers lui avait versé. Eux qui pensaient l’utiliser comme simple vitrine de la marque… c’est finalement la seule à avoir profité de cette crise financière.
M.F. : Elle a été très amoureuse de son premier mari, Edward Titus, mais très malheureuse à cause de ses infidélités. Ils se disputaient souvent, et à chaque dispute elle s’achetait d’ailleurs un sublime bijou pour se consoler. Globalement elle a toujours eu beaucoup de conflits avec les hommes, malgré son mariage en secondes noces avec un prince qui fût le compagnon de sa vieillesse. Elle s’est brouillée avec son père à qui elle n’a jamais reparlé, et elle s’entendait très mal avec ses fils. C’était une mère à la fois envahissante et absente, ce qu’il y a de pire.
M.F. : C’est un nom que l’on connaît vaguement à travers la marque, mais qui fait souvent référence à une vieille femme. L’image qu’on a d’elle est souvent celle de ses 15 dernières années. En publiant ce livre, j’aimerais contribuer à ce qu’on ne l’oublie pas.
Les quatre morts de Jean de Dieu, Andrée Chedid
Une affaire conjugale, Eliette Abécassis