Anastasia, Thylane, Kristina... Ces prénoms sont ceux de fillettes qui ont toutes reçu le titre de "plus belle du monde", décerné de manière non officielle par les internautes. Chaque année, une nouvelle petite fille vient détrôner la détentrice de ce titre. Dernière en date : Jare, cinq ans, originaire du Nigeria et véritable vedette d'Internet depuis que le photographe Mofe Bamuyiwa a publié trois portraits d'elle sur Instagram dans le cadre d'un projet intitulé "Oh oui, elle est humaine ! C'est aussi un ange !"
Les portraits de Jare sont en effet loin de passer inaperçus : la photo semble presque irréelle tellement le visage de la petite fille est lisse, la faisant étrangement ressembler à une poupée Barbie. C'est précisément ce grain de photo si particulier qui a suscité l'admiration des internautes. "Au début, j'ai cru que c'était une poupée. C'est la plus belle petite fille que j'ai jamais vu. J'adore son style", écrit une internaute sur Facebook.
Mais la petite Jare n'est pas la seule à être au centre des attentions. Depuis que le photographe a convaincu la mère de de Jare d'ouvrir un compte Instagram pour y publier les photos de sa fille, ses deux grandes soeurs Jomi, 7 ans, et Joba, 10 ans, ont-elles aussi droit aux commentaires admiratifs des internautes. Intitulé "the_j3_sisters', le compte est déjà suivi par plus de 79 000 personnes et montre des photos des 3 enfants en train de poser devant l'objectif.
En décembre dernier, Anna Pavaga, 8 ans, avait elle aussi reçu le titre de "plus belle fille du monde" après avoir commencé avec succès une carrière de mannequin à seulement trois ans. Si ce n'est donc pas la première fois qu'une petite fille est qualifiée de "plus belle fille du monde" sur les réseaux sociaux, cette pratique continue de choquer de nombreux internautes (et à juste titre).
"Toutes les petites filles sont jolies à leur façon. Comment pouvez-vous décréter que l'une d'entre elles est la plus belle ?", "C'est absolument révoltant de voir des photos d'enfants comme celles-là sur Internet. Personne de cet âge ne devrait être exposé de la sorte sur les réseaux sociaux", écrivent certains d'entre eux sur Facebook.
Cette manière d'exhiber des enfants en photo et de les sexualiser comme s'ils étaient des adultes, n'a elle non plus rien d'inédit. Le film My Little Princess autobiographique d'Eva Ionesco sorti en 2011, qui raconte comment sa propre mère la photographiait nue et érotisée lorsqu'elle était enfant, avait particulièrement marqué les esprits.
La même année, une photo en couverture de Vogue de Thylane Blondeau-fille du footballeur Patrick Blondeau et de l'actrice Véronika Loubry- avait suscité une vive polémique aux États-Unis, à cause de la tenue léopard et du maquillage outrancier de la fillette de 9 ans, jugé "inapproprié et choquant" par Chloe Angyal, directrice du site américain Feminsting.
Ce type de compétition est de surcroît officialisé par les nombreux concours de beauté, essentiellement féminins, entre enfants qui se sont développés dans les années 90. En 2013, le Sénat a voté une loi pour interdire les concours de Miss en-dessous de l'âge de 16 ans en France. Cette mesure qui s'inscrivait dans le cadre du projet de loi sur l'égalité des femmes et des hommes, avait été initiée par la députée centriste Chantal Jouanno, autrice d'un rapport sur l'hypersexualisation des enfants dans les médias.
"Ne laissons pas nos filles croire dès le plus jeune âge qu'elles ne valent que par leur apparence. Ne laissons pas l'intérêt commercial l'emporter sur l'intérêt social" avait argué la députée qui préconisait notamment d'instaurer une sanction de deux ans d'emprisonnement et 30 000 euros d'amende pour les personnes qui organisent ces concours, "qui ne concernent que les filles".
Dans le cas des réseaux sociaux, se pose également la problématique de la sécurité numérique. Car outre le fait que certaines photos diffusées publiquement sur les réseaux sociaux, notamment sur Facebook, se retrouvent facilement sur Google Images et de ce fait ne disparaissent jamais vraiment de la toile, publier des photos de son enfant l'expose à un large public sur la toile, dont des prédateurs sexuels.
Enfin, la notion de droits à l'image entre également en ligne de compte comme l'a rappelé une récente campagne de prévention allemande destinée à sensibiliser les parents sur les risques de publier des photos de leurs enfants sur Internet. En France, toute personne ayant diffusé ou publié des images d'un tiers sans son consentement encourt une peine d'un an de prison ou une amende de 45 000 euros. Cette loi s'applique également pour les parents avec leurs enfants.
"Certains enfants attaqueront leurs parents sur le Web dans une dizaine d'années. C'est certain. Là, il est trop tôt pour que cela arrive car les réseaux sociaux ne sont pas assez vieux. Les parents ont du mal à percevoir le côté négatif de leurs actes", analyse Eric Delcroix, spécialiste des réseaux sociaux et de l'identité numérique interrogé pour Le Monde. Ce cas de figure s'est pourtant déjà produit, notamment en Autriche où une jeune femme a attaqué ses parents en justice dès ses 18 ans pour les centaines de clichés d'elle postés sur les réseaux sociaux durant son enfance.