Jeanne Cherhal a 41 ans. Et elle le vit formidablement bien. C'est d'ailleurs à ce "beau point d'équilibre entre ce qu'on a déjà accompli et tous les possibles encore à venir" qu'elle a voulu rendre hommage dans son nouvel album intitulé L'An 40. Un disque solaire, inspiré, enregistré entre Paris et Los Angeles, qui sortira au coeur de l'été indien, le 20 septembre prochain. A travers ces chansons aussi intimes qu'universelles, Jeanne Cherhal célèbre cette décennie émancipatrice, cette liberté folle, sans nostalgie et avec toujours autant d'élégance.
Nous avons rencontré la chanteuse pour en savoir plus sur ses engagements et ses inspirations. L'occasion de découvrir une artiste infiniment curieuse et attentive aux combats féministes.
Jeanne Cherhal : Oui, complètement. J'ai eu la chance d'avoir passé le cap des 40 ans avec bonheur. Je trouve que c'est un âge équilibrant. Je dis ça de mon propre vécu. Je trouve que pour une femme, c'est un moment de la vie où on a déjà construit pas mal de trucs, on sait à peu près où l'on va mais en même temps, il est encore temps d'aller complètement ailleurs, plein de choses sont encore ouvertes... J'adore avoir 41 ans !
Te sens-tu plus puissante ?
J. C. : Puissante ? Je ne sais pas. C'est un terme qu'on a encore du mal à utiliser au féminin, mais c'est bien de le revendiquer. Je revendique une certaine indépendance et surtout une liberté. Je me suis sentie en liberté totale pour faire cet album. Pour moi, il n'y a aucun tabou dans la chanson. J'ai l'impression qu'on peut tout aborder.
J. C. : C'est vrai que pour une femme, prendre de l'âge et mûrir, de tout temps, cela a été plus difficile que pour un homme. C'est une véritable injustice. Et j'ai eu envie de célébrer le fait de prendre de l'âge. Je pense qu'on est beaucoup plus heureuse après 40 ans qu'à 20 ou 30 ans. Et j'avais envie, dans ce texte de L'An 40 et dans cet album en général, de célébrer ça et de dire que prendre de l'âge, ce n'est pas forcément une catastrophe.
Après, on en reparlera quand je serai plus âgée, peut-être (rires), mais je trouve que prendre de l'âge, ça peut être aussi une force, une manière de se poser, d'être de plus en plus soi-même en fait. La force, c'est se connaître de mieux en mieux. De savoir ce qu'on aime, ce qu'on n'aime pas, ce qui nous correspond.
J. C. : Sans hypocrisie, non, je n'ai pas vraiment peur de vieillir. J'en parlais avec ma mère la semaine dernière, du fait de prendre de l'âge et elle, elle a 65 ans, et elle me disait qu'elle était en train de vivre ses années les plus heureuses. Je trouvais ça tellement encourageant et positif ! C'est magnifique.
Le rapport aux autres change, mais je pense qu'on est de plus en plus dans une vérité et une sagesse et dans un épanouissement, qui peut être physique, intellectuel, amoureux. Grâce à ma mère, qui vieillit très bien, je n'ai pas peur de vieillir. Merci maman !
J. C. : J'avais envie que la pochette reflète la grande liberté et l'absence de filtres que j'ai pu avoir au moment d'enregistrer mon disque. Et j'avais envie que visuellement, on soit dans cette même intention. On n'avait pas du tout prévu de faire une pochette comme ça, aussi "nature".
Mais il se trouve que cette image, c'était en fin de journée, on rentrait d'une journée de photos où on n'avait pas eu très beau temps, on avait un peu galéré, il faisait un peu froid, et en rentrant dans le 20e arrondissement à Paris, il y a eu une éclaircie de fin de journée, j'ai dit au photographe : "C'est trop bête, allons dans le parc cet finissons ta pellicule". Et donc voilà, j'ai levé le bras. Ça a été une espèce d'évidence, cette image. Quand je l'ai vue, je me suis dit : "C'est exactement comme ça que j'ai envie d'être". Pas forcément nickel, pas forcément maquillée. Ça représentait pour moi cette musique.
J. C. : Oui, une femme, ce n'est pas nickel, pas absolument lisse, hyper bien épilée tout le temps, sans rides... La beauté d'une femme, c'est une beauté pure et naturelle.
Tu as fait appel à cinq femmes pour ton clip. Comment les as-tu choisies ?
J. C. : Je voulais mettre à l'honneur- non qu'elles n'aient besoin de moi, c'est plutôt moi qui suis honorée d'avoir pu les inviter- des femmes de ma génération. Qui sont dans leur quarantaine, un peu plus un un peu moins. Et surtout, des femmes que j'adore et que j'admire dans leur activité, dans leur positionnement, dans ce qu'elles dégagent et dans ce qu'elles disent.
Il y a Aurélia Aurita, dessinatrice, qui a fait cette magnifique BD Fraise et Chocolat il y a une douzaine d'années, qui m'avait marquée et que j'ai lue au moins 5 ou 6 fois. Lauren Bastide qui a fait ce merveilleux podcast, La Poudre, que j'écoute très souvent. Chloé Delaume, écrivaine, qui a écrit ce merveilleux manifeste pour la sororité Mes bien chères soeurs, Kaori Ito, une chorégraphe géniale, très indépendante et autonome et créative et la chanteuse Camille avec qui je suis très liée. Je suis hyper heureuse qu'elles m'aient toutes dit oui pour apparaître dans mon clip.
Tu fais partie des signataires du manifeste des Femmes engagées des métiers de la musique pour lutter contre le sexisme. En as-tu été toi-même victime ?
J. C. : On n'a jamais envie d'employer le mot "victime". C'est dur. J'ai l'impression que quand on est une femme dans un métier de spectacle, forcément, à un moment, à un degré plus ou moins grave, on est confrontée à cette réalité-là, à ce sexisme, à des remarques, à des réflexions qu'on n'oserait pas faire à un homme.
Un petit exemple qui me vient : je faisais une balance, les réglages sur scène, et un technicien homme vient derrière moi pour voir ce que j'ai dans mes retours, ce que moi seule entends et se permet de demander à ma place... C'est anecdotique, mais ça va, je connais, je sais de quoi j'ai besoin, ce qu'il me faut. Ce n'est pas parce que je suis une femme que je n'ai pas les termes techniques.
On dirait que lorsqu'on est une femme, on a besoin d'en faire un peu plus pour être crédible, légitime. J'ai eu envie de signer ce manifeste parce qu'il est temps que les mentalités changent. Mais c'est en train de bouger depuis deux-trois ans. C'est vraiment magnifique ! Comme le dit Chloé Delaume, il y a une vraie sororité qui se met en place, une vraie solidarité entre femmes, mais qui n'est pas anti-mecs. Moi, je me sens juste anti-viriliste, cette position machiste qu'ont certains hommes, c'est fatigant. Mais c'est en train de bouger.
J. C. : Cette révolution, je la regarde avec mes yeux de quadra chez les 19-20 ans. Je trouve ça génial à quel point les jeunes femmes sont impliquées, concernées, beaucoup plus qu'on a pu l'être à leur âge. Cela fait chaud au coeur de voir qu'une femme de 20 ans est consciente de la place qu'elle doit prendre sans s'excuser du fait d'être une femme. Parce qu'il faut le dire aussi : être une femme, c'est avant tout une chance ! Moi, je trouve ça magnifique d'être une femme ! Et que à côté de tout ce qu'on a encore à changer, il faut dire ça. Cette révolution de 2017-2020, elle nous permet de dire ça : être une femme, c'est un supplément d'âme, c'est une énergie positive !
J. C. : Je me considère comme féministe depuis l'âge de 12-13 ans, je pense. J'ai toujours trouvé que c'était important. Ça m'attirait, ce mot. Je ne me suis jamais posé la question. J'ai toujours eu l'impression que parce qu'on était une femme, le féminisme était une chose naturelle et assez évidente en fait.
J. C. : Véronique Sanson, dans son rapport au don de soi, dans son rapport à la musique. C'est une inspiratrice sans fond. C'est infini, la façon dont elle m'inspire.
Je pense à Mona Chollet, dont j'ai lu tous les livres récemment en la découvrant par le biais de son livre Sorcières. C'est une femme qui a une parole toujours très juste, très pertinente, qui a un regard féministe qui n'est pas vociférant. Elle est dans une forme de combat, mais elle est hyper sage. C'est vraiment quelqu'un que j'admire énormément.
Et puis ma grand-mère, Odile Jeannot, qui est une femme issue du milieu campagnard, qui était agricultrice avec mon grand-père et qui a toujours mis un point d'honneur à avoir un champ d'expression dans sa vie. Elle était très musicienne, elle écrivait beaucoup, elle faisait du violon, elle a dirigé une chorale, sans jamais apprendre. Je n'en ai jamais parlé avec elle et elle est morte aujourd'hui, mais je pense que c'était une féministe qui s'ignorait. Elle était beaucoup dans l'empathie avec les gens, elle aimait son monde, elle aimait mettre en avaleur les femmes, elle était très intelligente, toujours très élégante... Une femme très importante pour moi.
J. C. : J'adorais Punky Brewster. C'était une petite nana, je crois qu'elle n'avait plus vraiment ses parents, elle était hyper libre... Je m'identifiais énormément à elle. Je la trouvais très forte, très marrante et intelligente, malicieuse, ingénieuse.
J. C. : Je suis fan d'Andrea Martel dans Dix pour cent. J'adore Camille Cottin et je trouve que son personnage est à la fois une femme très forte, très puissante, et en même temps, elle est totalement à fleur de peau. Je l'adore !
J. C. : Je pense que c'est en train de se mettre en place, mais moi j'attends toujours cette loi sur le féminicide, dont on parle beaucoup en ce moment. C'est incroyable qu'on continue de dénombrer tous les jours quasiment les femmes qui sont tuées par leur conjoint, leur ex-conjoint, leur mari... Et que le gouvernement ne fasse rien. Mais je pense qu'il y a une vraie prise de conscience qui se fait et c'est en train de bouger. Il y a plein de femmes qui se mobilisent pour ça.
J. C. : Je pense à une chanson un peu ancienne, mais que j'adore et pour moi, c'est la définition du girl power : la chanson Mes Hommes de Barbara, dans laquelle elle dit : "Ils ne m'appellent pas madame, mes hommes, mais gravement ils me nomment patronne". Ça, c'est girl power !
J. C. : "Ce qu'on te reproche, cultive-le : c'est toi". Je crois que c'est Cocteau qui disait ça.
J. C. : J'ai fait un DJ set à 2h du matin dans le bar des Francofolies et je n'avais jamais fait ça et j'ai trouvé ça tellement génial de faire danser les gens, de prévoir ma petite playlist... Je ne pensais pas faire ça un jour. Donc j'ai fait ça très tard !
J. C. : Ça serait vraiment super qu'il y ait plus de femmes à la tête des grands festivals, des labels et des maisons de disques. C'est encore un domaine qui est très masculin.
J. C. : Ce qui me met en colère, c'est de constater qu'être une femme, c'est encore être une minorité aujourd'hui, c'est faire partie d'un groupe d'humains moins bien considéré, moins bien rémunéré à travail égal... Ça, ça me met en colère. Le machisme me met en colère et parfois, la cruauté des femmes entre elles aussi me déplaît un peu. En ça, la lecture de Mes bien chères soeurs de Chloé Delaume... J'y pense quasiment tous les jours à ce bouquin et à cette idée de sororité, cette idée d'être bienveillantes les unes envers les autres sans être des ravies de la crèche, mais d'arrêter de se regarder avec trop de dureté.
Jeanne Cherhal, album L'An 40
Sortie le 20 septembre 2019