Alors que l’on voit des femmes enceintes prises pour cibles par des snipers en Syrie, des Afghanes privées d’école, des mariages forcés en Irak, la Fondation Thomson Reuters a cherché à classer 22 pays arabes sur le critère de la condition féminine. Le classement, révélé mardi, a provoqué un électrochoc dans la société égyptienne : l’Égypte, débarrassée du dictateur Hosni Moubarak en février 2011, est-il le pire pays arabe en matière de droits féminins ?
22.Égypte
21.Irak
20.Arabie Saoudite
19.Syrie
18.Yémen
17.Soudan
16.Liban
15.Territoires palestiniens
14.Somalie
13.Djibouti
12.Bahrain
11.Mauritanie
10.Émirats Arabes Unis
9.Libye
8.Maroc
7.Algérie
6.Tunisie
5.Qatar
4.Jordanie
3.Koweït
2.Oman
1.Comores
L’Égypte serait donc le pire pays arabe (sur 22) pour les droits des femmes. En cause, le harcèlement sexuel, le taux spectaculaire de mutilations génitales infligées aux femmes, l’augmentation des viols et agressions sexuelles. Les lois discriminantes vis-à-vis des femmes, et la traite des êtres humains dans le pays sont également mentionnés par les auteurs de cette enquête. Les experts estiment que, bien loin de bénéficier de ce qu’on a appelé le « Printemps arabe », les femmes en ont été les grandes perdantes. Les élections législatives d’abord fin 2011, puis l’élection présidentielle au printemps 2012 ont en effet redonné aux frères musulmans voix au chapitre, et remis sur le devant de la scène une culture rétrograde et hostile aux libertés féminines. « Nous avons délogé Moubarak du palais présidentiel mais nous devons encore déloger les nombreux Moubarak qui survivent dans les esprits et dans les chambres à coucher », a commenté Mona Eltahawy, éditorialiste, auteur d’un billet devenu célèbre titré : « Why do they hate us ? »
« Comme le montrent les terribles résultats de cette étude, nous, les femmes, avons besoin d’une double révolution, l’une contre les divers dictateurs qui ont ruiné le pays et une autre contre un mélange toxique de culture et de religion qui détruit nos vies de femmes », ajoute-t-elle.
Cette étude a provoqué de vives réactions au sein de la population égyptienne et des associations engagées. Des féministes ont été choquées de voir leur pays cloué au pilori, en dernière place devant l’Irak, l’Arabie Saoudite ou la Somalie. Selon Mariam Kirollos, co-fondatrice de l’association OpAntiSH qui lutte contre le harcèlement sexuel, l’épidémie de violences envers les femmes est incontestable, mais la militante, interrogée par le HuffPost, estime que cette étude compare l’incomparable : « On ne peut pas mettre sur le même plan un viol dans un jardin public avec l'interdiction pour les femmes de conduire une voiture », faisant allusion à la situation en Arabie Saoudite, où les femmes ne sont pas autorisées à conduire.
La méthode a été fortement débattue et contestée dans le pays, selon Shahinaz Abdel Salam, blogueuse et militante pour la démocratie. « Cette classification n'est pas réaliste », s'indigne-t-elle. « Si l'Arabie saoudite se retrouve devant l'Égypte, c'est uniquement parce que le roi a introduit 30 femmes au Sénat sur 150 membres, mais ces femmes ne sont qu'un alibi pour un pays qui ne les reconnaît pas comme un citoyen à part entière ! »
La Fondation philanthropique Thomson Reuters a interrogé 336 experts des questions d’égalité des sexes en août et en septembre dans les 22 états de la Ligue Arabe (en incluant la Syrie pourtant écartée de la Ligue en 2011). Les questions ont été préparées sur la base des recommandations de la Convention des Nations-Unies pour éliminer toutes formes de discrimination contre les femmes (CEDAW) ratifiée par 19 états arabes. Les experts ont dû répondre aux questions et évaluer l’importance des discriminations envers les femmes dans 6 catégories. Leurs réponses ont été converties en scores. En ce qui concerne l’Égypte, les scores ont été les plus faibles dans les six catégories.
Pour Francès Salinié, coordinatrice Égypte pour Amnesty International France, il n'est pas question de commenter la méthode qui consiste à classer et comparer les pays entre eux, mais elle s'accorde avec l'étude pour souligner la situation « très préoccupante » des femmes en Égypte.
L’élection de Mohammed Morsi, candidat des Frères musulmans, a semble-t-il joué en faveur d’un recul des droits féminins. Le coup d’état militaire de juillet 2013 qui l'a destitué n’a fait qu’empirer l’insécurité pour les femmes dans les rues du Caire. En outre, selon un rapport des Nations-Unies, plus de 99% des femmes sont ou ont été victimes de harcèlement sexuel dans le pays, un fléau dénoncé de toutes parts, et récemment grâce au film Les femmes du bus 678, de Mohamed Diab.
Les viols et les meurtres de femmes sur la Place Tahrir pendant la révolution et la contestation anti-Morsi n’ont pas diminué malgré la médiatisation et l’indignation internationale face à certaines affaires : une femme battue et déshabillée en public en décembre 2011, des tests de virginité pratiqués en prison sur des manifestantes, une étudiante, une journaliste de France 3 violées… En juillet 2013 on dénombrait une centaine d’agressions par semaine sur la Place de la révolution.
« Le problème majeur réside dans l'impunité des agresseurs, commente F. Salinié. Lorsque des femmes comme Hilal Suleiman, tabassée par la police il y a deux ans, ont le courage de porter plainte, elles n'obtiennent rien. Les plaintes ne sont pas prises au sérieux. » Si les femmes ont été partie prenant de la révolution - elles représentaient 40% des manifestants-, leur accès à la parole et à la protestation n'a pas encore été accepté et digéré par les autorités et la société. « Malgré tout quelque chose a changé, elles n'ont plus peur de parler et veulent que ça change », souligne-t-elle.
La preuve avec un mouvement informel et spontané qui commence à faire parler de lui : des femmes qui décident d’elles-mêmes de protester contre le recul de leurs droits en retirant leur voile. Selon une enquête buzzfeed, elles seraient de plus en plus nombreuses à oser lâcher ce symbole de la société patriarcale et religieuse : « Pendant la révolution les femmes ont été très présentes et elles étaient en première ligne. Mais soudain elles ont perdu leurs droits, ne trouvant pas leur place dans la constitution élaborée par une majorité islamiste, et se retrouvant victimes de pressions pour porter, non seulement un hijab physique, mais d’une certaine façon un hijab social, et économique », déclare Hibbacq Osman, de l’association El Karama.
Ce qui indigne les femmes Égyptiennes, c’est finalement de voir cette étude renier ou mésestimer le rôle majeur qu’elles ont osé tenir dans la révolution, et la liberté de parole qu’elles se sont octroyées depuis. « Il est évident que cette violence dirigée contre les femmes vise à les décourager de descendre dans la rue », explique F. Salinié, qui souhaite que les autorités au pouvoir en Égypte fassent passer un message fort pour la protection des femmes. Et s'il faut voir le verre à moitié plein, on peut estimer que les femmes paient le prix d'une révolution encore en marche : la recrudescence des violences qu’elles subissent n'est rien moins que le retour de bâton de leur émancipation « politique et sociale » , un réflexe conservateur de la société qui sent que des barrières ont été franchies, et que des voiles tombent.
>>Égypte : la chute de Morsi peut-elle sauver les femmes ?<<