La pandémie mondiale n'a pas eu que des incidences malheureuses. Les nombreux confinements qui en ont résulté ont également pu engendrer une remise en question discrète mais certaine de nos habitudes et pratiques de consommation. Et pas simplement car les gens ont sorti la machine à pain, non. C'est aussi du côté de la trousse à maquillage qu'il faut tendre le regard.
Ainsi si certaines voix féminines ont incité non sans joie à se déclarer "free make-up" à l'heure du télétravail et des interactions sociales limitées, ces messieurs auraient plutôt opté pour l'attitude inverse. Effectivement, cela fait déjà quelques mois que les marques de produits cosmétiques ont observé une augmentation des ventes des produits destinés aux hommes - du fond de teint par exemple. Un usage qui pourrait s'expliquer par celui, systématique, d'outils de communication visuelle comme Zoom et Skype.
Dans le monde d'après, l'homme serait donc fin prêt à se maquiller, quitte à tordre le bras à de sinistres stéréotypes de genre et autres mythes de la virilité bien réacs. Et c'est tant mieux.
Au temps du monde d'après, les ventes de cosmétiques pour hommes grimpent, grimpent, grimpent. Comme le précise le Guardian, certaines boutiques en ligne auraient observé une croissance de 300 % de leurs produits de soin de la peau pour hommes depuis le mois de juin 2020. Excusez du peu ! Plusieurs d'entre elles ont notamment remarqué une hausse des ventes de fonds de teint à destination des hommes. Pour Joe Coggrave, représentant de la marque de produits de beauté John Lewis, ce succès est indissociable des confinements.
"Des produits en hausse comme le fond de teint se sont avérés populaires auprès de ceux qui souhaitaient avoir l'air 'prêts pour la caméra' durant leurs réunions Zoom", explique-t-il. Qui l'eut cru ? Alors que le contexte actuel (confinements et télétravail favorisé) auraient pu tendre vers le cheminement inverse, les mecs seraient devenus plus "coquets". Et tout ça grâce aux réus Zoom, entre autres appels en visio, pro ou persos, qui peuvent représenter une quinzaine d'heures dédiées en moyenne par semaine.
Un sondage réalisé par le média Morning Consult a ainsi révélé qu'un tiers des citoyens américains auraient déjà envisagé de se maquiller dans ce but. Tant et si bien que pour les professionnels du marché, ce phénomène a déjà un nom : "l'effet Zoom". Bien trouvé. "Les produits de soin pour les hommes ont connu une croissance incroyable au cours de cette période de confinement", abonde du côté du journal britannique Maly Bernstein, vice-présidente du secteur Beauté au sein de la chaîne pharmaceutique CVS.
Interrogé par le Guardian, l'influenceur makeup Josh Blaylock associe directement cet usage à la "Zoom fatigue", un phénomène si sérieux depuis l'an dernier qu'il a même été théorisé au sein de la prestigieuse Université de Stanford. La "Zoom fatigue", c'est l'épuisement, mental mais aussi physique (oculaire notamment) que peut provoquer un trop-plein d'appels en visio. Trop de Zoom tue le Zoom, et aussi la santé.
"Cette fatigue est réelle et j'ai vite réalisé que j'avais besoin d'un peu d'aide pour rester frais et 'prêt à zoomer' pour toutes mes réunions", témoigne l'interlocuteur au média. Comme si, à force de ne plus voir les autres 'dans la vraie vie', on se remettait à vraiment prendre soin de soi – et de son apparence. Pour la plupart des consommateurs masculins, cela veut dire : masquer les impuretés de la peau, les traces éventuelles de coupures dues au rasoir, mais aussi l'acné ou encore les rides. Des détails que la webcam peut exacerber.
En ce sens, le make-up pourrait vraiment sauver un appel en visio.
Et nombreux sont ceux à l'avoir compris. Comme le précise le New York Post, la chaîne pharmaceutique CVS, aurait depuis le mois de juin 2020 déployé toute une gamme de produits pour hommes dans plus de 9 900 de ses points de vente. De même, les requêtes Google associées à la mention "styles de maquillage pour hommes" auraient augmenté de près de 80% par rapport à l'année 2019. Résultats, certaines sociétés de cosmétiques envisagent dès lors d'élargir leur marché pour surfer la vague.
Bien sûr, il ne s'agit pas tant d'une tendance marketing que d'un retour de hype. Car ce n'est pas la première fois que les hommes se maquillent. C'était déjà le cas des pharaons dans l'Egypte ancienne. Mais aussi des aristocrates de la Renaissance. Les historiens aiment à rappeler que c'est au 18e siècle qu'a été lancé le marché des cosmétiques pour hommes. Pour citer des exemples un brin plus trendy, on pourrait tout aussi bien évoquer le style volontiers transgressif d'un David Bowie, d'un Kurt Cobain ou d'un Billie Joe Armstrong du groupe Green Day.
D'institutionnel, puis d'interdit, le maquillage au masculin est devenu rock'n roll.
Aujourd'hui, son emploi est en phase avec le déploiement d'outils de communication modernes, oui, mais aussi avec quelque chose de plus fort : une sorte de prise de conscience globale faisant suite aux nouvelles révolutions féministes. Les masculinités se repensent en même temps que la société, et le style ne fait pas exception - il est comme toujours le reflet du monde qui le commercialise.
Il y a presque vingt ans, notre Jean-Paul Gaultier national préfigurait ce changement plutôt réjouissant de paradigme en proposant sa collection "Le Mâle Tout Beau Tout Propre", éventail de produits (eye-liner, gloss, vernis à ongles) destinés aux mecs pas machos. Peut-être trop en avance sur son temps. Il a fallu attendre l'émergence des réseaux sociaux pour que célébrités, influenceurs et anonymes en tout genres arborent plus volontiers le make-up.
Parmi leurs préférences, le vernis à ongles, une marque discrète qui s'envisage entre militantisme, fashion et sensualité. Une initiative timide peut-être, mais déjà riche de sens par les temps qui courent.
"L'apparence masculine est en train de devenir de plus en plus importante. Les soins de la peau par exemple commencent à percer du côté des hommes, et leur gamme de cosmétiques est plus populaire", expliquait à Terrafemina Sylvie Borau, professeure de marketing à la Toulouse Business School.
Mais l'experte tient cependant à modérer les conclusions un peu trop optimistes que l'on pourrait en tirer, alors que le marché se hisse joliment grâce à Zoom : "Avec des plateformes comme Instagram et TikTok, le maquillage réapproprié par les hommes occupe tout un espace médiatique. Mais il suffit de se balader dans les rayons de boutiques comme Sephora pour se rendre compte que 98 % des produits cosmétiques sont destinés aux femmes, et que le coin des hommes reste encore un marché de niche".
Il est donc peut-être trop tôt pour parler de révolution. Espérons néanmoins que cette discrète transgression s'éternisera autant qu'une réu en visio - bien souvent interminable.