En explorant la Toile, on en voit partout, et de toutes les couleurs : bleu, rouge, noir... Sur les mains de stars mondiales comme Brad Pitt ou de Youtubeurs hexagonaux comme Sulivan Gwed, des ongles d'idoles des jeunes comme le chanteur Harry Styles aux milliers de publications anonymes générées par le hashtag #malepolish. Il faut se rendre à l'évidence : le vernis est partout, et il ne se limite plus à un seul genre. Faisant fi des stéréotypes, ces messieurs l'arborent désormais avec fierté, militantisme, sensualité.
A une époque où le maquillage lui-même s'enrichit de sens nouveaux, bousculant sans cesse la frontière entre marketing pur et dur et revendications féministes, le vernis à ongles s'écrit au masculin pour mieux réinterroger notre rapport aux genres, à leur construction et à leur histoire. Oui, car le make-up version mecs, ce n'est pas nouveau. Les cosmétiques ne laissaient pas les pharaons de l'Egypte ancienne indifférents, ni les hommes aristocrates de la Renaissance. Mais désormais, le maquillage ne met plus en lumière le prestige social masculin. Au contraire, cette ancienne norme en serait la transgression. Un geste audacieux et riche de sens.
Et dans ce grand récit du rapport entre identités et style, le vernis à ongles tient une place majeure. David Bowie et Kurt Cobain l'affichaient avec grâce et irrévérence, comme un trait d'union entre les genres musicaux. Des scènes fashion de créateurs comme Marc Jacobs aux publications du rappeur et mannequin A$AP Rocky, son histoire évolue : on parle désormais de "nail art", cet art du vernis qui sublime les mains masculines.
Adeptes de cette mode au masculin, vous nous expliquez les raisons d'un succès.
"Le vernis c'est définitivement cool", nous confirme d'emblée Denis, 37 ans. Son coup de foudre avec le vernis, le trentenaire l'a vécu lors d'une soirée au thème bien précis : le doré. Ne trouvant rien à se mettre, Denis a finalement opté pour un vernis bien bright dans une boutique. Les compliments qui s'ensuivirent l'ont décidé à renouveler le geste. Bleu, vert, gris, orange, il a depuis testé une large gamme. Comme bien des inconditionnels, Denis s'est "pris au jeu" avec le soutien de sa copine de l'époque. L'initiation au make-up est tout d'abord récréative. Il s'agit de s'amuser lors de contextes festifs, avec l'appui de proches bienveillants.
Mais c'est au-delà de ces parenthèses enchantées que les consciences s'éveillent vraiment. "L'expérience du vernis m'a fait découvrir le 'chouchoutage'. Quand une amie me fait un soin des mains et une manucure, je me dis : 'quel plaisir ! Pourquoi nous les mecs manquons de ce genre de rituels ?' Je crois que l'égalité des sexes sera d'autant mieux assurée si les hommes s'appropriaient des éléments traditionnellement réservés aux femmes", poursuit à ce titre Denis.
Pour appuyer ses dires, un nom, et pas des moindres : celui de Marc Jacobs. En 2016, le créateur de mode faisait ouvertement l'éloge du "nail art" en s'autorisant un jeu de mots : "MANicures". Comprendre, le soin des mains ne s'adresse pas qu'aux femmes. Et les hommes feraient bien de s'en rendre compte.
Bien sûr, Marc Jacobs n'est pas la premier à louer la nécessité d'une "coquetterie" qui ferait fulminer les esprits virilistes. Au début des années 2000, Jean-Paul Gauthier proposait eye-liner, gloss et vernis à ongles à travers sa collection "Le Mâle Tout Beau Tout Propre". Mais le mâle, justement, était-il prêt pour ça ? Aujourd'hui, la réponse semble plus évidente. "L'apparence masculine est en train de devenir de plus en plus importante. Les soins de la peau par exemple commencent à percer du côté des hommes, et leur gamme de cosmétiques est plus populaire", observe Sylvie Borau, professeure de marketing à la Toulouse Business School.
Ce n'est pas Clément qui contredira l'experte. Ce jeune homme de 25 ans est lui aussi persuadé que les mentalités changent. "Les hommes osent vraiment s'éclater avec la mode, le maquillage et leur apparence", nous assure-t-il. Lui qui a déjà testé vernis (rose, doré, pailleté) et manucure ("Tu ressors et tes mains sont canons !") apprécie cet équilibre des tonalités que constitue le vernis. D'un côté, ce maquillage discret permet "de s'amuser avec son look" mais de l'autre, il nécessite aussi une certaine application. La preuve ? Lorsque Clément a mal posé son vernis blanc, il avait l'impression d'avoir du blanco au bout des doigts. Un vrai fashion faux pas. D'où la teneur artistique d'une pratique qu'il faut apprendre à maîtriser.
Malgré cette exigence, le vernis obéit à peu de règles. Au contraire même, il tend à bousculer les murs qui séparent les communautés, les signatures et les esthétiques. Leader du groupe de punk-rock Green Day, Billie Joe Armstrong n'a jamais caché son "nail polish" à sa jeune audience. Idem pour le rappeur Bad Bunny. Ou le chanteur soul Seal. Le vernis à ongles envahit tous les mondes musicaux, quitte à irriter les mélomanes réacs.
Vled l'a d'ailleurs bien compris. Le jeune homme de 32 ans porte souvent du vernis, notamment lorsqu'il s'affiche sur scène en tant que chanteur de death metal, "un milieu encore très machiste et homophobe". "C'est un genre musical au sujet duquel on aime à dire 'c'est pas de la musique de pédé' ! Du coup j'ai vu et entendu des trucs fous à certains de mes concerts. C'est le fait de sortir de l'hétéronormativité qui pose problème", poursuit-il. Dès lors, ce maquillage devient un véritable outil militant. Et pas juste auprès des head-bangers.
Non, Vled le constate également au sein de la sphère universitaire, qu'il fréquente régulièrement en tant que conférencier et vulgarisateur. "Du côté de la science, il est de bon ton d'être lisse et sans aspérité, voire tiré à quatre épingles. Quand une personne a une apparence qui sort de l'ordinaire, beaucoup de gens ont du mal à se dire qu'elle occupe une position comme celle de professeur par exemple", déplore-t-il. Moins anodin qu'il n'y paraît, le "nail art" en amateur met en lumière une "crispation" systémique, profondément sociale.
Cela se remarque d'ailleurs par les réactions qu'il suscite. Il est déjà arrivé à Denis d'être dévisagé dans le métro. Une connaissance lui a même suggéré qu'il "devait avoir des problèmes dans [sa] tête". Comme quoi, la phrase de daron type "le vernis, c'est pour les filles", n'est jamais loin, même quand on a la trentaine. A l'unisson, Clément a déjà fait grincer des dents. Sa boulangère lui a déjà demandé (avec tact) "[s'il était] homosexuel".
Des commentaires typiques. Qui, on s'en doute n'encouragent pas vraiment la viralité de cette tendance esthétique. "Alors que les femmes vont plus facilement adopter des vêtements et des attitudes dites 'masculines', les hommes osent peu s'aventurer sur des territoires dits 'féminins', de peur d'être considérés comme 'homosexuels' par leurs compères. Malheureusement, cette pensée est encore perçue comme une crainte. C'est aussi pour cela que le vernis permet de s'amuser... mais sans aller 'trop loin'", s'attriste Sylvie Borau.
Aujourd'hui, le vernis réjouit donc autant qu'il dérange.
Il faut dire qu'il a tout d'un trouble dans le genre. La professeure de marketing en veut pour preuve l'exemple emblématique des E-Boys. Les E-Boys sont les jeunes hommes qui, en influenceurs, se mettent en scène dans leur chambre en adoptant un look bien à eux - chaînes, fringues sombres, vernis noir, mèches rebelles - afin de captiver leurs milliers de followers. Ils cartonnent sur TikToK et, sur la Toile, on peut même apprendre à se styler comme eux. Individus tendances, Sylvie Borau les perçoit comme "des faux bad boys au style semi-goth".
Selon l'experte, la désinvolture qu'ils revendiquent en permanence (regards ténébreux à l'appui) donnent l'impression "qu'ils accentuent les signes de masculinité en se réappropriant des signes traditionnels de féminité". D'où le côté "mauvais garçon" bien en évidence, donc. Comme un écho à la "MANicure" de Marc Jacobs, cette boutade qui, entre les lignes, nous suggère que les ongles des hommes pourraient très bien être une autre manière d'exprimer leur masculinité, sans forcément la transgresser ou la contester. Mais loin de trancher entre masculin et féminin, Vled y voit quant à lui un "floutage de genre". Quelque chose qui reste à définir.
C'est ce "floutage" qui déconcerte. Jérémy, 30 ans et adepte du vernis noir et violet foncé, voit en cette pratique délicate une "performance, sociale, esthétique", mais aussi une sensation exaltante, "comme un parfum, qui serait un peu inscrit sur [soi]". Empouvoirante à souhait donc. Mais sa voix n'est pas majoritaire. "Dans mon cercle, le make-up masculin ne prend pas spécialement", constate en ce sens Denis.
"Avec des plateformes comme Instagram et TikTok, ce maquillage occupe tout un espace médiatique. Mais il suffit de se balader dans les rayons de Sephora pour se rendre compte que 98 % des produits cosmétiques sont destinés aux femmes, et que le coin des hommes reste encore un marché de niche", abonde encore la spécialiste Sylvie Borau. Micro-phénomène, ce vernis que l'on arbore ne porte pas encore les couleurs d'une révolution.