"Le dernier état érotique, c'est de nager", écrivait Roland Barthes. Inutile de chercher bien loin pour saisir tout ce que l'auteur du Plaisir du Texte souhaitait nous faire comprendre avec ces mots. A l'unisson, la philosophe et historienne du libertinage Chantal Thomas a chanté les louanges de la mer dans le podcast Désirs. Que nous raconte-t-elle ? Que l'océan est source d'émancipation pour les femmes. Que la nage leur offre un autre regard sur le corps, la nudité et les sens. L'érudite l'affirme : nager est une expérience organique. Orgasmique ? Il y a de quoi se poser la question...
Et c'est justement ce que nous sommes allés faire entre deux harassantes canicules : vous poser la question. Comment expliquer cette union libre qui nous relie à la nage ? Faut-il craindre la mer où s'y épanouir ? Quelles sont ces sensations qui vous submergent, par vagues, lorsqu'en été, vous décidez de vous rafraîchir en piquant une tête ? Que trouvez-vous au juste au fond de l'eau ? Les nageuses anonymes prennent la parole.
"Le dernier état érotique, c'est de nager", donc. Ariane le sait. Cette étudiante de 23 ans porte un regard amoureux sur les étés brûlants. La sérénade du "temps des vacances et de l'aventure", que chante avec délicatesse Françoise Hardy, est à ses yeux synonyme de retour à soi. D'auto-exploration.
"On se contemple, on renoue avec un corps qu'on prend soin d'écouter", dit-elle. Faire du sport, se dorer au soleil, lire dans le sable, les activités ne manquent pas. Mais c'est en plongeant qu'elle vit cet "état érotique". A l'écouter, "en terme de sensualité, la mer est un espace particulier pour les femmes, un espace de liberté pour nos corps et nos désirs".
Activité physique comme l'est l'amour, la nage est un plaisir solitaire et jamais coupable. Noémie, 27 ans, aime comparer l'immersion dans l'eau à "la pénétration" et les tâtonnements qui la précédent aux préliminaires : "tu dois y aller doucement, prendre ton temps pour apprécier". Ludivine, chercheuse de 34 ans, chérit l'effet que provoque l'eau sur la surface de son épiderme, sentir ces masses liquides sur "chaque petite parcelle de [sa] peau". "C'est comme un câlin intégral !", s'amuse la trentenaire. Mais un câlin que l'on s'offre, sans prêter attention à ces regards qui, de retour sur le sable, nous assaillent.
"Avec la nage, il y a comme une oisiveté qui permet de s'occuper de son corps, de se "réconcilier" avec lui après l'avoir malmené à la ville", rit en ce sens Ariane, "et, qu'il s'agisse de la mer ou d'une rivière, l'on en vient à tendre l'oreille à ses désir, à les cultiver". Plonger offre la possibilité de s'alléger des angoisses et des injonctions qui alourdissent l'esprit et le corps. "Alors que sur le sol, c'est presque impossible", déplore la jeune femme.
Ce qui n'empêche pas d'y aller en frémissant, les poils hérissés. Quiconque a vu Les dents de la mer partage cette appréhension trop familière du grand bain. Quand elle ne voit pas le fond de l'eau, Ludivine angoisse. Mais peu à peu, elle s'en détache. Le téléphone est loin, les gens et leurs tracas aussi, ne subsiste que le bruit intense de sa respiration, les yeux vers le ciel, le dos massé au creux des vagues. "Je suis concentrée sur mon maintien musculaire, jusqu'à être dans le laisser aller", relate la nageuse, qui voit là une sorte d'impression métaphysique : "une sensation de toi avec toi".
Cette tranquillité est précieuse. Voire vitale, pour qui subit au quotidien tout le poids de la charge mentale. Embrasser la mer, percevoir l'horizon, alterner quelques brasses quitte à boire la tasse, ce n'est pas seulement se "vider la tête" mais éprouver "un certain état méditatif", constate Ludivine.
Noémie elle aussi pourrait nous parler des heures de ce "mood" qui n'a pas vraiment de nom, lorsque, comme en apesanteur, notre corps se voit porté par une force étrangère, à savoir l'eau, "qui s'adapte à lui et l'épouse, comme si elle l'acceptait". Adieu, les remarques sur le physique, "comment tu es gaulée ou bronzée", place à des retrouvailles plus intérieures. Car plus qu'une expérience sensuelle, la nage est une thérapie. "M'immerger dans l'eau m'a permis d'être plus bienveillante vis-à-vis de mon corps", approuve Noémie.
La nage apaise, noie nos complexes, dénoue les muscles du dos. Et puisqu'elle détend, elle délivre aussi. Ariane prête à cette activité les mots de la géographe du genre Edith Maruejouls : "Il faut donner aux femmes la liberté de flâner". A l'écouter, la mer offre cela. Et, par-delà l'instant présent, le droit de rêver. Car au gré des vagues s'instaure un sentiment "[Albert] camusien", décoche Camille, jeune professeure de français de 25 ans. Lorsque les foules s'amassent au mois de juillet, elle panique, fuit les éclaboussures et le brouhaha. Mais quand elle se retrouve seule, à distance des vacanciers, ce qu'elle vit est comme hors du temps.
"Le soleil, ce soleil d'été qui remplit le ciel, me remplit aussi. Tout se transforme. Il y a une telle puissance venant de l'océan ! La mer seule, c'est une expérience d'intensité, par ce qu'elle a d'onirique, de brut, de pictural, de méditatif, de charnel", s'enthousiasme-t-elle. Comme un poème à ciel ouvert qu'elle associe "aux bateaux et aux oiseaux".
A contre-courant des relations que l'on s'impose, qui font parfois souffrir et qui s'effacent, du rythme accéléré des villes et des conversations vides, Camille songe à une véritable idylle de nageuse : "avoir l'océan pour moi seule, les étoiles et leurs sons tendres". Une sorte d'absolu qui se trouverait là-bas, tout au bout de la mer.