Amateurs de free hugs en tout genre, ne sous-estimez pas le pouvoir d'une accolade : au Nigéria, une actrice a été bannie pour avoir enlacé son partenaire. Rahama Sadau, l'une des actrices les plus populaires et les mieux payées du cinéma nigérian, vient d'être bannie à vie des écrans suite à sa figuration dans un clip de rap, où elle tient la main puis serre dans ses bras le chanteur, qui lui déclare sa flamme. Zoom sur un pays déchiré, où le cinéma se fait le reflet des contradictions internes du pays.
Le Nigéria est un pays complexe. Avec plus de 186 millions d'habitants en 2016, le Nigéria est la première puissance économique d'Afrique grâce à son pétrole, mais reste relativement pauvre du fait d'une très forte corruption. C'est un pays en équilibre instable, en perpétuel grand écart : il a un pied dans le monde moderne au Sud, qui est peuplé par une communauté chrétienne évangélique, et un pied coincé dans le Moyen-Age, au Nord, où vivent 60 millions de musulmans dominés par des extrémistes radicaux. Le pays tout entier, ainsi que sa culture, s'articulent autour de cette division : alors qu'au Sud du pays, les populations vivent dans un certain libéralisme, la partie nord du pays est sous le coup d'une charia très sévère, qui impose conservatisme et austérité. Même les dialectes diffèrent : au sud, on parle le yoruba; au nord, le hausa.
Et le cinéma, lui aussi bicéphale, est la meilleure illustration de cette division. Comme l'explique très bien La Dépêche, dans le Sud, "Nollywood" (l'industrie cinématographique chrétienne, en langue yoruba) présente des femmes richissimes qui lorgnent les amis de leurs fils, des maris pris en faute avec la bonne et des étudiantes qui séduisent leurs professeurs avec des décolletés plongeants. A "Kannywood" (l'industrie cinématographique musulmane, du nom de Kano, la capitale nordiste), on parle aussi d'amour et de trahison, mais sans les détails scabreux et avec beaucoup de spiritualisme : comme il faut respecter les codes de la charia, qui avait au départ interdit le cinéma lors de sa mise en place en 1999, les hommes et les femmes ont l'interdiction formelle de se toucher, même par la main.
Et c'est là la "faute" de Rahama Sadau : son apparition dans le clip I Love You du rappeur ClassiC n'a pas été au goût des pudibonds de la MOPPAN ( l'Association des cinéastes du Nord du Nigeria, ou "Motion Pictures Practitioners of Nigeria"). Dans cette vidéo, la jeune actrice joue une vendeuse de légumes dont le chanteur joue amoureux : il tente de la séduire, elle refuse, minaude, puis finit par lui prendre la main et l'enlacer. Après les nombreuses mises en garde et suspensions des plusieurs mois infligées à Rahama, c'en est trop pour la MOPPAN, qui lui assène un coup fatal : l'actrice la plus populaire et la mieux payée du Nigéria est bannie à vie du cinéma en hausa.
"Rahama ne pourra plus jamais jouer de sa vie dans un film de Kannywood à cause de son comportement immoral permanent", a expliqué à l'AFP, Salisu Mohamed, président de l'Association des cinéastes du Nord du Nigeria. Nous sommes heureux que les cinéastes aient enfin ouvert les yeux", a déclaré Salisu Idris, un imam de Kano. "Cela fait longtemps qu'on leur demande de nettoyer cette industrie, qui encourage l'immoralité chez les jeunes." La jeune actrice de 24 ans a posté sur Instagram une longue lettre d'excuse en anglais, dans laquelle elle explique néanmoins que"toucher quelqu'un, dans [son] travail, est inévitable".
Cette condamnation a provoqué un véritable tollé parmi les fans de celle qu'on surnomme "la Reine de Kannywood". Mais qu'ils se consolent : face à l'injuste sanction de la jeune femme, c'est le rappeur Akon en personne qui l'a invitée à venir à Hollywood. La jeune femme devrait vite retomber sur ses pieds - pour mieux déployer ses ailes. Mais sa condamnation marque un durcissement de la doctrine radicale du cinéma hausa : depuis peu, le Nord et le Sud se livrent une guerre culturelle ouverte. Début août, la communauté musulmane radicale de Kano avait réussi, après des mois de lobbying intense, à empêcher la construction d'un centre cinématographique de 10 millions de dollars. Plusieurs hommes de cinéma et acteurs s'étaient révoltés, comme l'acteur vedette Ali Nuhu, qui avait publié une critique acerbe du Nord dans un journal local dans lequel il disait que "Le pays Hausa ne va pas devenir plus islamiste que l'Arabie Saoudite ou l'Iran".
En attendant, Rahama Sadau ne quittera pas tout de suite les écrans : le pays attend avec impatience sa prestation dans une série diffusée sur Ebony TV, une chaîne du Sud diffusée sur tout le continent. Dans Les Fils du Calife, trois jeunes Hausas très riches se disputent la place du nouvel émir, sur un fond de meurtres, de scandales et d'abus sexuels. Elle n'a pas fini de rendre les radicaux islamistes fous – et on ne peut s'empêcher de penser que ce spectacle-là est des plus appréciables.