C'était sans aucun doute l'une des Unes les plus attendues de l'histoire de la presse. Et Charlie Hebdo n'a pas manqué ce rendez-vous. En dépit de l'effroi, de la douleur, de la fatigue, de la colère et de l'absence, les survivants de l'attentat du 7 janvier ont réussi à boucler le numéro 1178 à 21h30 ce lundi soir (12 janvier).
L'équipe (réduite à 25 personnes après les terribles attentats de la semaine passée) avait repris le travail vendredi dernier, hébergée dans les locaux de Libération. Un week-end pour concocter 8 pages dont la charge symbolique n'a jamais eu autant de poids et de valeur. A tel point que le dessinateur Luz confiait la semaine dernière aux Inrocks être un peu dépassé par le phénomène. « Quand j’ai commencé le dessin, j’ai toujours considéré qu’on était protégé par le fait qu’on faisait des petits Mickey. Avec les morts, la fusillade, la violence, tout a changé de nature. Tout le monde nous regarde, on est devenu des symboles, tout comme nos dessins (...) On fait porter sur nos épaules une charge symbolique qui n’existe pas dans nos dessins et qui nous dépasse un peu. Je fais partie des gens qui ont du mal avec ça. »
Les « petits Mickey » de Charlie Hebdo seront tirés à pas moins de 7 millions d'exemplaires, vendus dans 25 pays et traduits dans 16 langues. Les commandes de journaux seraient déjà en train d'exploser. Autant dire que la pression a été intense pour tenter de sortir ce numéro exceptionnel en plein coeur du chaos. Comment rendre hommage sans sombrer dans le pathos ? Comment faire passer des messages sans se trahir ?
Ce lundi, le rédacteur en chef de Charlie, Gérard Briard, a confié à Libération, en plein bouclage : « On est très en retard. Parce qu'on travaille dans de très beaux locaux, mais un peu dans le chaos, car il y a beaucoup beaucoup de choses à gérer et pas uniquement la fabrication du journal. »
« Tout le monde a envie de le faire, c'est indispensable. D'abord parce que de toute évidence, le monde entier l'attend, et puis c'est indispensable pour nous aussi. On ne pouvait pas s'en exonérer, il n'en était pas question. »
Mais que va-t-on retrouver dans ce Charlie Hebdo historique ? Tout sauf de l'auto-apitoiement. Pas question de jouer les victimes. « On va retrouver des dessins de Cabu, des dessins de Charb, des dessins d'Honoré, des dessins de Tignous, des dessins de Wolinski, on va retrouver une chronique de Bernard Maris. Et on va retrouver évidemment tous ceux qui ont été touchés, tous ceux qui ont été blessés et qui sont à l'hôpital. »
Interviewé en plein bouclage, Luz avait donné quelques indices sur la future Une de ce numéro exceptionnel. "Le problème de la Une, c'est qu'on n'est même pas encore sûrs de ce qu'on fait là. Tout avance, par micro-détails de traits, parce que c'est du dessin, c'est des détails, c'est des poils de cul, une couverture de Charlie. Et puis, on essaie de coller au plus près de l'actualité ! », ironise-t-il, fidèle à son humour noir, qui assure que la rédaction va « un peu mieux ».
« On a des bonnes nouvelles, parce que Riss (dessinateur blessé lors de l'attentat- Ndlr) dessine. Il a envoyé une bande-dessinée, plus un autre dessin, plus un autre... Quelque part, il y a encore une personne de plus. On tient tous, même ceux qui sont à l'hosto. »
La couverture a finalement été choisie ce lundi en fin d'après-midi (et dévoilée lundi soir par le site de Libé). A quelques minutes de cet instant-clé, Luz confiait : « On a une couverture en cours, ce serait peut-être moi, mais ce n'est pas encore sûr. On avance, on y est presque... » « On a évité de jouer les victimes. On s'est moqué de nous-mêmes, on a essayé de peser le pour et le contre de ce genre de situation merdique. (...) En tout cas, on a envie que les prochains lecteurs nous suivent pour de bonnes raisons. On va faire la Une des bonnes raisons, le Charlie des bonnes raisons. On va essayer d'être le plus radical possible et faire comprendre aux gens pourquoi ils peuvent acheter Charlie, pourquoi d'autres l'achèteront jamais et pourquoi Charlie a existé pendant tant d'années . »
C'est donc bel et bien le dessin de Luz qui a été choisi pour illustrer cette Une « apaisée » selon le terme de la dessinatrice Sigolène Vinson. On y découvre une caricature de Mahomet (qui devient ici un symbole de résistance) qui pleure, tenant une pancarte : « Je suis Charlie », accolé à un « Tout est pardonné ». Le journaliste de l'hebdo Laurent Léger décrypte : « Cette Une est complètement Charlie. Elle est évidemment impertinente vis-à-vis d'une religion, tendre parce qu'elle évoque un pardon qui évidemment a peu de chance de se produire, et puis elle est irrévérencieuse parce que le Prophète porte lui aussi l'affichette "Je suis Charlie". On a trouvé une excellente Une. »
« Cette Une a été aussi dure à chier que la mort de nos amis à avaler », résume Luz. Une magnifique couverture sur fond vert, couleur de l'islam (et de l'espoir). Un pied de nez à la mort, aux faux amis d'une semaine, à l'obscurantisme, aux intégristes. Du pur Charlie.
L'équipe de Charlie Hebdo commente sa Une historique :
L'équipe de «Charlie Hebdo» raconte sa première... par liberation