De Barbara, son modèle de toujours, elle a gardé le trait appuyé d'eye-liner. Pauline Chagne a le visage mobile des comédiennes, le rire qui perle au détour d'une phrase, l'assurance de ses convictions. Elle a grandi dans une famille de musiciens de jazz. Une petite fille "rigolote" qui faisait des imitations, des "trucs saugrenus", des cabanes dans le salon familial de la maison de Perreux-sur-Marne, en région parisienne. Une éducation joyeuse et libre. A trois ans, elle aussi a voulu se lancer dans la musique. Ce fut d'abord l'incontournable piano avant son improbable coup de foudre pour la harpe à quatre ans. Comme une évidence.
Après quinze ans de conservatoire et un passage au Cours Florent, Pauline Chagne n'a eu de cesse d'expérimenter, de s'amuser. Artiste complète, elle navigue entre théâtre et musique quand ça lui chante. Des terrains de jeu qui lui permettent de déployer ses engagements féministes. Elle entonne ainsi une ode aux menstruations (Orange sanguine), enfile une malicieuse robe-vulve pour un clip, organise un "Noël menstruel" solidaire ou fait le procès d'Harvey Weinstein sur scène dans une pièce de Pierre Notte.
Armée de sa fidèle harpe électrique, Pauline Chagne revendique un "militantisme festif" à travers ses chansons nimbées de synthés délicieusement eighties, dont l'irrésistible Nuit Pauline qu'elle avait présentée pour la sélection à l'Eurovision (où elle est arrivée deuxième). Car elle le clame : "On peut faire danser sur des choses terribles". Rencontre.
Pauline Chagne : Très tôt, mais le déclic, ça a été l'achat de ma harpe quand j'avais 10 ans. Il fallait que je sois sûre que c'était bel et bien l'instrument que je voulais faire car cela représentait un investissement financier non négligeable. J'ai alors réalisé que je voulais être harpiste.
P.C. : Je ne sais pas du tout d'où cela me vient. Ma mère raconte qu'elle écoutait Tchaïkovsky quand elle était enceinte de moi. Moi, je crois qu'il y a eu un déclic avec les Aristochats ou le disque Piccolo, Saxo et compagnie que j'écoutais petite. Et puis surtout, il y a un rapport physique à l'instrument. La harpe, c'est un instrument qu'on "embrasse". Et j'ai été attirée par le son cristallin.
P.C. : (Rires) Oui ! La harpe est un instrument qui a beaucoup d'histoire. Elle est associée à la musique celtique, au classique, aux princesses, aux légendes... Elle a été mise sur un piédestal et ça la rend inaccessible.
J'ai arrêté la harpe un moment suite à une mauvaise rencontre avec une professeure. Ça a été difficile car je m'étais définie avec cet instrument de 4 à 19 ans. Arrêter a été une déchirure. Soudainement, je n'étais plus rien. J'ai dû chercher ce que je voulais être et c'est là que j'ai su que je voulais être sur scène.
Quand j'ai découvert la fameuse harpe électrique Delta que j'ai jouée à l'Eurovision, ça a été la révolution. Là où la harpe représentait la souffrance, le classique, l'inaccessible, l'immobilité, j'y ai vu quelque chose de pop, de mobile, d'évolutif. Je me suis dit que cette petite harpe pouvait faire des choses sensuelles, sexuelles... Elle collait plus à l'image que je suis aujourd'hui : je ne suis pas une ancêtre !
P.C. : Oui, énormément. Parce que c'est une période où l'image de la femme a été chamboulée, avec des textes qui n'avaient jamais été écrits auparavant et ça bougeait aussi politiquement. C'était très inspirant aussi bien dans la mode, dans l'image, la littérature, la musique. C'est une période qui a fourmillé d'idées et de petites révolutions. Et puis ca a été une période où des artistes que j'aime comme Queen, David Bowie, Michael Jackson, Mylène Farmer se sont retrouvés entre le rock, la pop, les synthés... C'est une décennie qui les a poussés à faire des choses hors du commun, même sur scène.
P.C. : Barbara est mon héroïne principale. Dans mon premier EP, je parle de la femme que j'aimerais être. Et Barbara a répondu à cette question pour moi. J'en ai d'autres, et notamment françaises : Isabelle Adjani, actrice très pure qui a fait des films délirants, l'actrice Delphine Seyrig, l'incroyable autrice Annie Ernaux- son livre Passion simple a carrément mené à une rupture amoureuse. Et puis Mylène Farmer, bien sûr, qui a bousculé les codes et a été la première artiste féminine à proposer des concerts aussi spectaculaires en France.
P.C. : On écrit sur les choses qui nous tiennent à coeur et j'en porte tellement en moi que ça me paraissait évident d'en faire des chansons. La musique est un merveilleux moyen de faire rentrer des images subliminales dans la tête des gens.
Quand on écoute Orange sanguine, on ne se rend pas immédiatement compte qu'elle parle des règles, de politique, de religion et de précarité menstruelle. C'est très drôle de voir mes copains mecs chanter "liqueur de l'endomètre" comme des fous en soirée. J'avoue que ça me fait super plaisir ! (rires) C'est une forme de militantisme festif.
P.C. : Lorsque j'ai appelé la costumière du théâtre des Béliers parisiens Bérangère Roland pour lui parler de mon idée de robe-vulve, elle m'a répondue très sérieusement : "Bien sûr !".
Des artistes comme Madonna se sont déjà frottés à ce genre de chamboulements d'images sacrées. J'adore me déguiser, j'adore les apparats de la scène, les choses grandiloquentes. Quand on fait de la pop, on plonge dans un monde totalement absurde, décalé. Et je ne voulais pas me priver de porter cette robe-vulve !
P.C. : Je suis née dans une famille où le féminisme était quelque chose de naturel : mon père est toujours à la recherche de nouvelles documentations sur le sujet, il se remet sans arrêt en question. Quant à ma mère, elle agit concrètement au sein d'un association Claf'Outils, qui sensibilise les jeunes sur les questions de sexualités, de genre, de santé liées au genre.
Mai ce qui m'a véritablement rendue féministe militante, c'est le quotidien. J'ai habité avec un homme pendant quatre ans, un mec qui avait grandi dans une fratrie de cinq garçons. Et il y avait absolument tout à faire ! Sa candeur face au harcèlement de rue par exemple était assez violente. On ne partageait pas le même quotidien, tout simplement. Entre mon histoire sexuelle personnelle, mon héritage familial militant, le bagage qu'on trimballe quand on est une femme, les expériences qu'on a quand on est chanteuse et comédienne... Ca donne envie de tout péter !
P.C. : Oui. Avant, j'allais à des rendez-vous avec la boule au ventre. Aujourd'hui, j'ai moins d'appréhension lorsqu'on me propose des rendez-vous dans des appartements privés par exemple. Quand on fait son travail, le but n'est pas d'être "courageuse", mais juste de travailler.
Et puis comme je suis féministe active, je vais me prendre des petites réflexions étranges sous couvert d'humour mal placé comme "Holala, faut pas que je dise ça sinon, je vais me prendre un hashtag !". On sent qu'il y a une espèce de malaise chez certains hommes depuis #MeToo : ils ne savent plus comment faire... Mais nous n'allons pas les plaindre.
Malheureusement, l'être humain change aussi par la peur. C'est terrible, mais c'est un réflexe animal. Désormais, certains se disent que s'ils font du mal aux actrices ou aux chanteuses, il leur arrivera peut-être des bricoles. Et ça, ça change les choses. Moi, j'ai la chance de pouvoir "écrémer" en co-écrivant mes pièces et en produisant ma musique.
P.C. : Il y a cette pression sur les carrières : une actrice aura toujours peur pour son avenir. Elle acceptera des dîners, des propos déplacés... Oui, la parole a encore du mal à se libérer- j'ai une soeur infirmière et dans les milieux médicaux, c'est la même chose. Il faut dire aussi que l'accueil dans les commissariats n'est toujours pas à la hauteur pour accompagner cette parole des victimes. Mais il y a une solidarité féminine, une vraie sororité qui s'est mise en marche, je le ressens vraiment.
P.C. : Je n'ai pas la réponse. Cet été, on fera les Francofolies de Montréal et Vancouver. Puis je partirai au festival d'Avignon pour jouer la reprise de la pièce sur Harvey Weinstein. Ca sera vraiment moitié-moitié.
Mais pour l'instant, je me concentre sur mon premier album qui sera dans la veine de mon EP Nuit Pauline. La harpe sera évidemment au centre de ma musique, les femmes aussi bien sûr. J'écris en ce moment des titres de lutte, j'ai la rage !
Pauline Chagne
EP Nuit Pauline